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QUATRIÈME PARTIE.

se pourrait-il qu’il fût dépendant des jugements des autres, tandis qu’il semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits ? Non, je ne puis le croire, et c’est de vous seule que dépendra sans doute la décision de votre sort.

Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer le courage d’être heureuse. Le ciel, l’amour, l’amitié, toutes les puissances généreuses seconderont, je l’espère, les vœux que je fais pour vous.

LETTRE XVIII. — RÉPONSE DE DELPHINE À M. DE LEBENSEI.
Paris, ce 3 septembre.

Ah ! quel mal vous m’avez fait ! c’est votre amitié qui vous a inspiré ; mais fallait-il renouveler les regrets d’un malheur irréparable ? Oui, il l’est, et je serais indigne de votre estime si j’acceptais un moment l’espoir que vous avez conçu pour moi : vous n’aimez point Mathilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre ; il était donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de Léonce et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m’était pas possible, je ne l’ai pas admise un seul instant ; mais il y a des paroles qui bouleversent l’âme, alors même qu’il n’en doit rien résulter. Lorsque j’ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage, ces mots : Léonce n’est point irrévocablement lié à Mathilde, il peut encore devenir votre époux, j’ai frissonné, j’ai éprouvé je ne sais quel émotion indéfinissable, hors de l’existence, au delà de ses bornes ; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette impression. Si l’âme, dans une extase, avait entrevu la destinée des bienheureux, et qu’elle retombât l’instant d’après sur les peines de la vie, comment pourrait-elle exprimer ce qu’elle aurait senti ? Cette sorte de confusion est dans ma tête ; j’ai éprouvé au cœur, en lisant vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais ; elle est passée, mais ce souvenir rend l’existence réelle plus amère.

Je me hâte de vous répondre avant d’avoir vu Léonce ; je désire qu’il ignore à jamais la proposition que vous m’avez faite ; son consentement où son refus me serait également pénible. Ma situation est sans espoir, je le sais ; tout ce que vous avez