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PREMIÈRE PARTIE.

plus petits ; et la roideur de son caractère lui fait aimer la gêne comme un autre se plairait dans l’abandon. C’eût été bien dommage, ma chère Delphine, qu’une personne aussi aimable, aussi spirituelle que vous, se fût imposé un joug qui l’eût privée de mille charmes ; mais réfléchissez à ce qu’est ma fille, et vous verrez que le parti que j’ai pris était le seul qui pût la garantir de tous les malheurs que lui préparait sa triste conformité avec son père. Je ne parlerais à personne, ma chère Delphine, avec la confiance que je viens de vous témoigner ; mais je n’ai pas voulu que l’amie de mon cœur, celle qui veut assurer le bonheur de Mathilde, ignorât plus longtemps les motifs qui m’ont déterminée dans la plus importante de mes résolutions, dans celle qui concerne l’éducation de ma fille.

— Vous ne pouvez jamais parler sans convaincre, ma chère tante, lui répondis-je ; mais vous-même, cependant, ne pouviez-vous pas guider votre fille ? Vos opinions ne sont-elles pas en tout conformes à celles que la raison… — Oh ! mes opinions, répondit-elle en souriant et m’interrompant, personne ne les connaît ; et comme elles n’influent point sur mes sentiments, ma chère Delphine, vous n’avez pas besoin de les savoir. » En achevant ces mots, elle se leva, me prit par la main, et me conduisit dans le salon, où plusieurs personnes étaient déjà rassemblées.

Elle entra, et leur fit des excuses avec cette grâce inimitable que vous-même lui reconnaissez. Quoiqu’elle ait au moins quarante ans, elle paraît encore charmante, même au milieu des jeunes femmes ; sa pâleur, ses traits un peu abattus, rappellent la langueur de la maladie et non la décadence des années ; sa manière de se mettre toujours négligée est d’accord avec cette impression. On se dit qu’elle serait parfaitement jolie si un jour elle se portait mieux, si elle voulait se parer comme les autres : ce jour n’arrive jamais, mais on y croit, et c’est assez pour que l’imagination ajoute encore à l’effet naturel de ses agréments.

Dans un des coins de la chambre était madame du Marset. Vous ai-je dit que c’est une femme qui ne peut me supporter, quoique je n’aie jamais eu et ne veuille jamais avoir le moindre tort avec elle ? Elle a pris, dès mon arrivée, parti contre la bienveillance qu’on m’a témoignée, et l’a considérée comme un affront qui lui serait personnel. J’ai, pendant quelque temps, essayé de l’adoucir ; mais quand j’ai vu qu’elle avait contracté aux yeux du monde l’engagement de me détester, et que, ne pouvant se faire une existence par ses amis, elle espé-