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DELPHINE.

prenait : nous étions devant lui immobiles et pâles, sans prononcer un seul mot ; nous sortîmes enfin de ce supplice. Quel repas, juste ciel ! c’était le banquet de la mort ; il parut lui-même presque honteux du rôle qu’il venait de jouer, et se sentit le besoin de s’en excuser.

« Vous m’avez secouru, me dit-il, et je vous afflige ; mais jamais affront plus sanglant ne mérita la vengeance d’un honnête homme ! » À ces mots, qui semblait m’offrir au moins l’espoir d’être écoutée, j’allais répondre ; il m’arrêta, et se livrant alors à son goût naturel pour produire de grands effets, il me dit : « Tout est décidé. J’ai écrit à M. de Mondoville ; le rendez-vous est donné, ici même, à six heures. Nous partirons ensemble ; nous nous arrêterons dans la forêt de Senars, à dix lieues de Paris ; là, l’un de nous doit périr. Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d’être reconnu ; si c’est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le voyez, les paroles irrévocables sont dites ; rentrez dans votre appartement, et souhaitez qu’il me tue ; vous n’avez plus que cet espoir. » Au moment où il me disait ces effroyables paroles, la pendule avait déjà sonné cinq heures, son aiguille marchait vers le moment fixé. L’exactitude de Léonce n’était pas douteuse. Ce départ, cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à l’horreur du duel. Ce que je craignais il y avait quelques heures ne pouvait se comparer encore à l’effroi dont j’étais pénétrée : ma tête s’égarait entièrement ; la mort, la mort certaine de Léonce était devant mes yeux, et son meurtrier me parlait.

Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein ; ils excitèrent dans le cœur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui le précipita à mes pieds. « Quoi ! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous espérez que je ménagerai sa vie ! Je rends grâces au ciel de l’insulte qu’il m’a faite ; elle me permet de punir une autre offense, et c’est pour celle-là, oui, c’est pour celle-là, dit-il avec un frémissement de rage, que je suis avide de son sang. — Dieu ! qu’avez-vous fait, m’écriai-je, des sentiments de générosité qui vous méritaient une si haute estime ? Pouvez-vous souhaiter de m’épouser quand mon cœur n’est pas libre ? — Oui, dit-il, je le souhaite encore ; le temps vous éclairerait sur les sentiments que vous nourrissez au fond du cœur ; vous respecteriez vos devoirs envers moi, vous avez des qualités si douces et si bonnes, que, si j’étais votre époux, même avant d’avoir obtenu votre amour, je serais le plus heureux des hommes : mais non, il vous faut des victimes ; vous en aurez,