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PREMIÈRE PARTIE.

Si madame de Mondoville croyait que c’est par une simple générosité de votre part que ma fille est dotée, son orgueil en souffrirait tellement qu’elle romprait le mariage. » J’éprouvai, je l’avoue, une sorte de répugnance pour cette proposition, et je voulais la combattre : mais madame de Vernon m’interrompit et me dit : « Madame de Mondoville ne sait pas combien on peut être fière d’être comblée des bienfaits d’une amie telle que vous ; vous m’avez déjà retirée une fois de l’abîme où m’avait jetée un négociant infidèle ; vous allez maintenant marier ma fille, le seul objet de mes sollicitudes, et il faut que je condamne ma reconnaissance au silence le plus absolu : tel est le caractère de madame de Mondoville. Si vous exigiez que le service que vous rendez fût connu, je serais forcée de le refuser, car il deviendrait inutile ; mais il vous suffit, n’est-il pas vrai, ma chère Delphine, du sentiment que j’éprouve, de ce sentiment qui me permet de vous tout devoir, parce que mon cœur est certain de tout acquitter ? » Ces derniers mots furent prononcés avec cette grâce enchanteresse qui n’appartient qu’à madame de Vernon ; elle n’avait pas l’air de douter de mon consentement, et lui en faire naître l’idée, c’était refroidir tous ses sentiments ; elle s’y abandonne si rarement qu’on craint encore plus d’en troubler les témoignages. Les motifs de ma répugnance étaient bien purs ; mais j’avais une sorte de honte, néanmoins, d’insister pour que mon nom fût proclamé à côté du service que je rendrais, et je fus irrésistiblement entraînée à céder au désir de madame de Vernon.

Je lui dis cependant : « J’ai quelque regret de me servir du nom de M. d’Albémar dans une circonstance si opposée à ses intentions ; mais s’il était témoin du culte que vous rendez à ses vertus, s’il vous entendait parler de lui comme vous en parlez avec moi, peut-être… — Sans doute, « interrompit madame de Vernon ; et ce mot finit la conversation sur ce sujet.

Un moment de silence s’ensuivit ; mais bientôt reprenant sa grâce et sa gaieté naturelles, madame de Vernon dit : « A propos, dois-je vous envoyer M. l’évêque de L. pour vous confesser à lui, comme Mathilde vous le propose ? — Je vous en conjure, lui répondis-je, dites-moi donc, ma chère tante, pourquoi vous avez donné à Mathilde une éducation presque superstitieuse, et qui a si peu de rapport avec l’étendue de votre esprit et l’indépendance de vos opinions ? » Elle redevint sérieuse un moment, et me dit : « Vous m’avez fait vingt fois cette question ; je ne voulais pas y répondre, mais je vous dois tous les secrets de mon cœur.