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QUATRIÈME PARTIE.

ter, que si Mathilde exprimait de l’inquiétude sur ma présence, je partirais ; mais elle est venue me voir deux ou trois fois depuis ma convalescence, elle s’est fait écrire tous les jours chez moi quand j’étais malade, et je n’ai rien vu, ni dans ses manières ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement dans ses dispositions pour moi ; elle a l’air de la tranquillité la plus parfaite. Je ne conçois pas comment l’on peut être la femme d’un homme tel que Léonce, l’aimer sincèrement, et n’éprouver ni des sentiments exaltés, ni l’inquiétude qu’ils inspirent.

Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop dangereuse ; je crains d’ailleurs de m’être fait assez de mal dans la société en m’en éloignant. Léonce n’a vu personne encore depuis ma maladie : est-il sûr qu’il n’apprendra rien sur ce qu’on dit de moi qui puisse le blesser ? Hier, madame d’Artenas est venue me voir, j’étais seule ; il m’a semblé qu’il y avait dans sa conversation assez d’embaras ; elle me donnait des consolations sans m’apprendre à quel malheur ces consolations s’adressaient ; elle m’assurait de son appui, sans me dire contre quel danger elle me l’offrait, et se répandait en idées générales sur la raison et la philosophie, d’une manière peu conforme à son caractère habituel. J’ai voulu l’engager à s’expliquer, elle m’a répondu vaguement que tout s’arrangerait quand je reparaîtrais dans le monde ; et ne voulant entrer dans aucun détail avec moi, elle m’a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je connais madame d’Artenas, ses impressions viennent toutes de ce qu’elle entend dire dans les salons de Paris ; son univers est là, tout son esprit s’y concentre : elle a sur ce terrain assez d’indépendance et de générosité ; mais, n’ayant pas l’idée qu’on puisse trouver du bonheur ou de la considération hors de la bonne compagnie de France, elle vous plaint et vous félicite d’après la disposition de cette bonne compagnie pour vous, comme s’il n’existait pas d’autre intérêt dans le monde. Je suis persuadée qu’elle aurait fini par me parler sincèrement, si ma sœur n’était pas arrivée ; mais elle a saisi ce prétexte pour partir, en me répétant avec amitié qu’elle comptait sur moi tous les soirs où elle a du monde chez elle.

N’avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les observations que j’ai faites sur madame d’Artenas ? Ce n’est pas à vous, qui avez sacrifié l’opinion à l’amour, que je devrais montrer le genre d’inquiétude qu’elle me cause ; mais comment ne souffrirais-je pas de ce qui pourrait rendre Léonce malheu-