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QUATRIÈME PARTIE.

posèrent d’aller à Bellerive : votre mari, qui était venu me voir, insista pour que j’acceptasse ; M. de Valorbe se crut le droit de me prier aussi ; il m’était pénible de n’être pas seule en retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs. Je cédai cependant au désir qu’on me témoignait ; je demandai Isaure, qui m’est devenue plus chère encore par l’intérêt qu’elle m’a montré pendant ma maladie ; on me dit qu’elle était sortie avec sa gouvernante, et nous partîmes. La voiture m’étourdit un peu ; je me plaignais, pendant la route, de ce que nous arriverions de nuit ; mais comme personne ne paraissait s’en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement de mes forces m’a laissé de la rêverie et de rabattement ; je n’ai pas retrouvé la puissance de penser avec ordre ni de vouloir avec suite.

Nous entrâmes d’abord dans ma maison ; elle était ouverte, et je m’étonnai de n’y trouver aucun de mes gens ; mais au moment où j’ouvris la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et j’entendis de loin une musique charmante. Je compris alors l’intention de Léonce, et, soit que je fusse encore faible, ou que tout ce qui me vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage couvert de larmes à la première idée d’une fête donnée par Léonce pour mon retour à la vie.

J’avançai dans le jardin ; il était éclairé d’une manière tout à fait nouvelle : on n’apercevait pas les lampions cachés sous les feuilles, et on croyait voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil, mais qui ne rendait pas moins visibles tous les objets de la nature. Le ruisseau qui traverse mon parc répétait les lumières placées des deux côtes de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offrait de toutes parts un aspect enchanté ; j’y reconnaissais encore les lieux où Léonce m’avait parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en était effacé ; mon imagination affaiblie ne m’offrait pas non plus les craintes de l’avenir, je n’avais de force que pour le présent, et il s’emparait délicieusement de tout mon être. La musique m’entretenait dans cet état ; je vous ai dit souvent combien elle a d’empire sur mon âme ! On ne voyait point les musiciens ; on entendait seulement des instruments à vent ; harmonieux et doux, les sons nous arrivaient comme s’ils descendaient du ciel ; et quel langage en effet conviendrait mieux aux anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de l’âme ? Il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds que la parole ne saurait peindre.