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QUATRIÈME PARTIE.

pendant quelque temps : une femme de mes amies m’a assuré qu’on commençait à dire assez de mal d’elle dans le monde. On a rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive ; les visites qu’il y faisait chaque soir sont connues ; la chaleur avec laquelle il a pris la défense de Delphine, lorsqu’elle s’est dévouée si généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues qui existaient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été répandus sur M. de Serbellane ; et quoique la noble démarche de madame d’Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu sais bien que dans un pays où l’on n’écoute point la réponse, une justification ne sert presque à rien. La première accusation fait perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation : elle pourrait la recouvrer dans une société qui mettrait assez d’importance à la vertu pour chercher à savoir la vérité ; mais à Paris l’on ne veut pas s’en donner la peine. Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces délations de l’opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes que personne ; mais Léonce n’a point à cet égard un caractère aussi fort que le tien. Ne vaudrait-il pas mieux pour Delphine ne pas le remettre à cette épreuve ?

Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui menace la considération de celle qu’il aime. Il n’a point été dans le monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la bienveillance de mademoiselle d’Albémar. Il lui montre une déférence et des égards dont elle est fort reconnaissante ; ses désavantages naturels lui font éprouver une telle timidité, qu’elle a besoin d’être encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a constamment l’air de douter.

Mon ami, quel malheur que d’être ainsi privée de toute confiance en soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l’affection qui l’engagerait à vous servir d’appui ! Si j’avais eu la figure et la taille de mademoiselle d’Albémar, vainement mon cœur et mon esprit eussent été les mêmes, je t’aurais aimé sans que jamais ton amour eût récompensé le mien.