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PREMIÈRE PARTIE.

LETTRE VI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 19.

Une légère altercation qui s’était élevée entre Mathilde et moi, il y a quelques jours, m’avait assez inquiétée, ma chère sœur ; je vous envoie la copie de nos lettres, pour que vous en soyez juge. Mais combien je voudrais que vous fussiez près de moi ! Je cherche à me rappeler sans cesse ce que vous m’avez dit : il me semblait autrefois que votre excellent frère, dans nos entretiens, m’avait donné des règles de conduite qui devaient me guider dans toutes les situations de la vie, et maintenant je suis troublée par les inquiétudes qui me sont personnelles, comme si les idées générales que j’ai conçues ne suffisaient point pour m’éclairer sur les circonstances particulières. Néanmoins ma destinée est simple, et je n’éprouve, et je n’éprouverai jamais, j’espère, aucun sentiment qui puisse l’agiter.

Madame de Vernon, que vous n’aimez pas, quoiqu’elle vous aime, madame de Vernon est certainement la personne la plus spirituelle, la plus aimable, la plus éclairée dont je puisse me faire l’idée ; cependant il m’est impossible de discuter avec elle jusqu’au fond de mes pensées et de mes sentiments. D’abord elle ne se plaît pas beaucoup dans les conversations prolongées ; mais ce qui surtout abrège les développements dans les entretiens avec elle, c’est que son esprit va toujours droit aux résultats, et semble dédaigner tout le reste. Ce n’est ni la moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l’âme, qu’elle a profondément étudiées, mais les conséquences et les effets de ces actions ; et quoiqu’elle soit elle-même une personne douée des plus excellentes qualités, l’on dirait qu’elle compte pour tout le succès, et pour très-peu le principe de la conduite des hommes. Cette sorte d’esprit la rend un meilleur juge des événements de la vie que des peines secrètes ; il me reste donc toujours dans le cœur quelques sentiments que je ne lui ai pas exprimés, quelques sentiments que je retiens comme inutiles à lui dire, et dont j’éprouve pourtant la puissance en moi-même. Il n’existe aucune borne à ma confiance en elle ; mais, sans que j’y réfléchisse, je me trouve naturellement disposée à ne lui dire que ce qui peut l’intéresser ; je renvoie toujours au lendemain pour lui parler des pensées qui m’occupent, mais qui n’ont point d’analogie avec sa manière de voir et de sentir : mon désir de lui plaire est mêlé d’une sorte d’inquiétude qui fixe mon attention sur les moyens de lui être agréable,