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DELPHINE.

crois impie ! éloignez le remords de mon âme, et qu’oubliant tout ce que j’avais respecté, je fasse ma gloire, ma vertu, ma religion du bonheur de ce que j’aime. Mais si c’est un crime que ce serment demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu ! ne me condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce ; anéantissez-moi à l’instant, dans ce temple saint, tout rempli de votre présence ! Des sentiments d’une égale force s’emparent tour à tour de mon âme ; vous pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. Ô mon Dieu ! la paix du cœur ou la paix des tombeaux, je l’appelle, je l’invoque… » Je ne sais ce que j’éprouvai alors ; mais la violence de mes émotions surpassant mes forces, je crus que j’allais mourir ; et frappée de l’idée qu’il y avait quelque chose de surnaturel dans cet effet de ma prière, en perdant connaissance, je pus encore articuler ces mots : « Ô mon Dieu ! vous m’exaucez. »

Léonce m’a dit, depuis, qu’il se persuada, comme moi, que j’étais frappée par un coup du ciel, et qu’en me relevant dans ses bras, il douta quelques instants de ma vie. Il me porta Jusqu’à ma voiture, et j’arrivai à Bellerive sans avoir repris mes sens. Lorsque j’ouvris les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit ; je fus longtemps sans me rappeler ce qui s’était passé. Comme le jour commençait à paraître, mes souvenirs revinrent par degrés ; je frémis de ce qu’ils me retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me saisit en me rappelant dans quel lieu l’on m’avait demandé des serments criminels ; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai de me quitter, de retourner chez lui calmer l’inquiétude que son absence devait causer à Mathilde : je vis à son trouble qu’il craignait les résolutions que je pourrais former ; je lui jurai de l’attendre ce soir. Oh ! je ne puis pas partir, je n’ai plus la force de rien.

Louise, je crois en effet que ma prière a été réellement exaucée ; ce que j’éprouve ressemble aux approches de la mort. J’ai pu du moins écrire jusqu’à la fin ce récit terrible ; vous saurez, quoi qu’il m’arrive, quel combat j’ai soutenu, quelles douleurs… Ah ! ce seront les dernières. Adieu, Louise ; ma main tremble, je sens ma raison troublée ; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous dis encore que je vous aime.