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DELPHINE.

je me trouvai précisément en face de l’autel où le sacrifice de mon sort avait été accompli. Je regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée ; ses cheveux étaient défaits ; sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie, avait pris un caractère surnaturel, et me pénétrait à la fois de crainte et d’amour. « Donne-moi ta main, s’écria-t-il, donne-la-moi ; s’il est vrai que tu m’aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir besoin comme moi de bonheur ; jure sur cet autel, oui, sur cet autel même, dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d’un hymen odieux, jure de ne plus connaître d’autres liens, d’autres devoirs que l’amour ; fais serment d’être à ton amant ou je brise à tes yeux ma tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu’à toi ! C’en est trop de douleurs, c’en est trop de combats ; c’est dans ce sanctuaire, triste asile des larmes que j’ose déclarer que je suis las de souffrir ! Je veux être heureux, je le veux ; la trace de mes chagrins est trop profonde, rien ne peut faire cesser mes craintes : je te verrai toujours prête à m’échapper, si des liens chers et sacrés ne me répondent pas de notre union ; le poids que je soulève pour respirer l’air m’oppresse trop péniblement, il faut que je m’enivre des plaisirs de la vie, ou que la mort m’arrache à ses peines. Si tu me refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis : sous ces marbres sont des tombeaux ; indique la pierre que tu me destines, fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort. Que reste-t-il de tant d’hommes, infortunés comme moi ? des inscriptions presque effacées, sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas ; repousse ton amant dans l’abîme, ou viens te jeter dans ses bras ; il t’enlèvera loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel et l’amour. »

Ses regards me causaient une terreur inexprimable ; je lui dis : « Léonce, sortons d’ici ; je ne partirai pas ; que veux-tu de moi ? sortons d’ici. — Non ! s’écria-t-il en me retenant avec violence, dans une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire ; je recommencerai cette misérable vie de tourments, de craintes, de regrets ; non, ce jour terminera cette existence insupportable ; ton âme doit sentir en cet instant ce qu’elle peut pour moi : si tu résistes à l’état où je suis, au trouble qu’il te cause, c’en est fait, nos nœuds sont brisés. Fais le serment que j’exige, ou laisse-moi ; reviens seulement demain à la même heure ; les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour ton amie, tu seras seule au monde. Delphine, pauvre