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TROISIÈME PARTIE.

laissez-moi partir ; que ce lieu soit témoin de ce noble effort ! — Il sera témoin, s’écria-t-il, de ma mort ; je me sens abattu, je n’ai plus d’espérance qui pourrait m’aider à triompher de votre dessein ! Je me suis trompé vous n’avez pas d’amour ! vous n’en avez pas ! vous pouvez partir. Eh bien, le sacrifice est fait ; vous le pouvez. Adieu. »

Louise, jamais la douleur de Léonce n’avait été si profonde et si touchante ; elle avait changé son caractère. Il n’essayait pas de me retenir ; mais je voyais dans son regard une expression funeste, une résignation sombre, qui me glaçait de terreur. J’essayai de lui parler, il ne me répondait plus ; je ne pouvais supporter qu’il eût cessé de croire à ma passion pour lui ; dix fois il en repoussa l’assurance, et semblait craindre les sentiments les plus doux, comme si, décidé à mourir, il avait eu peur de regretter la vie. Enfin un accent plus tendre le ranima tout à coup, mais pour fui rendre un égarement non moins effrayant que l’accablement dont il sortait. « Eh bien, me dit-il, si tu veux que je croie à ton amour si tu veux que je vive, il en existe encore un moyen ! Il peut seul expier ce que tu m’as fait souffrir ! il peut seul prévenir les tourments qui m’attendent ! Il faut te lier à l’instant même par un serment que tu nommeras sacrilège, mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire consentir à la vie. — Que veux-tu de moi ? lui dis-je épouvantée ; ne sais-tu pas que je t’adore ? n’es-tu pas le souverain de ma vie ? — Qui pourrait compter, me répondit-il avec amertume, qui pourrait compter sur ton âme incertaine, combattue, toujours prête à m’échapper ? Il n’est qu’un lien sur la terre, il n’en est qu’un qui puisse répondre de toi ! Et ce moment de désespoir est le dernier où la passion, toujours repoussée, toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander, puisse obtenir l’engagement de l’amour. Qu’il soit donné dans ces lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels souvenirs ! que l’horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton refus irrévocable ! Viens, suis-moi. » Je sentais qu’il voulait m’entraîner vers l’autel fatal, près de la colonne derrière laquelle j’avais été témoin de son malheureux mariage ; nous en étions encore à quelques pas, et je m’appuyais sur l’un des tombeaux que des regrets pieux ont consacrés dans cette église.

« Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts. — Non, me dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne résiste point, suis mes pas. » Les forces me manquaient ; il passa son bras autour de moi ; et, entraînée par lui,