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DELPHINE.

LETTRE XLIV. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 23 mai.

D’où vient le trouble que j’éprouve ? Jamais vous ne m’avez paru plus touchante, plus sensible qu’hier ! J’étais dans l’ivresse auprès de vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n’ai éprouvé qu’une inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous faisant peindre pour moi ; vous aviez revêtu un costume grec qui vous rendait plus céleste encore ; tous vos charmes se développaient à mes yeux ; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentais dévoré par une passion qui consumait ma vie : le peintre nous a quittés, je vous ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur mon épaule ; mais je ne vous avais point communiqué l’ardeur que j’éprouvais. Vos yeux se remplissaient de larmes, votre visage était pâle, et votre regard abattu ; si, dans cet état, il eût été possible que votre cœur vous livrât à mon amour, il me semble qu’un sentiment inconnu, mais tout-puissant, m’eût interdit le bonheur même.

Je m’éloignais, je me rapprochais de vous, vous gardiez le silence ; cependant vous m’aimiez, et j’éprouvais au dedans de moi même une fièvre d’amour, un frisson de douleur tout à fait inexplicable. J’ai voulu vous demander de prendre votre harpe ; vous savez combien vous me calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument. « Ah ! m’avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne m’en demandez pas. » Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter ? Vous m’avez souvent répété ces paroles de Shakespeare : L’âme qui repousse la musique est pleine de trahison et de perfidie. Pourquoi la repoussez-vous ?

J’ai votre parole de ne jamais partir à mon insu, je ne puis la révoquer en doute ; vous me l’avez de nouveau répété : quelle est donc la cause de l’état où je vous ai vue ? Ah ! sentiriez-vous quelque atteinte de la douleur qui me tue ? sentiriez-vous qu’il faut mourir, si nous ne nous appartenons pas l’un à l’autre ? Non, vos yeux n’exprimaient ni l’entraînement ni l’abandon. Delphine, ton âme est si pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami l’aperçoive : dis-moi donc quel est le sentiment qui t’occupait hier ?