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DELPHINE.

prononçai sur ce sujet lui rendirent tout à coup du calme ; elle me demanda doucement de m’éloigner. J’ai appris, depuis, qu’elle avait passé deux heures en prières, qu’après ces deux heures elle s’était couchée, et qu’elle avait paisiblement dormi jusqu’au matin.

Pour moi, j’ai passé cette nuit sans fermer l’œil : infortunée que je suis ! un esprit éclairé, quand l’âme est passionnée, ne fait que du mal ; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les croyances qui remplissent son imagination, et mon cœur en aurait besoin. J’invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment, quel qu’il soit, assez fort pour lutter contre l’amour. Quelquefois je suis prête à vous conjurer de venir ici ; je voudrais m’en remettre à vous sur mon sort : vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me jugeriez. Ah ! ma sœur, cette prière serait-elle trop exigeante ? feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous redemanderait d’exercer de nouveau l’empire le plus absolu sur sa volonté ?

LETTRE XLIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 26 mai 1791.

Non, ne venez pas, tout est promis ; je le crois, tout est décidé. Thérèse a trop usé peut-être de l’empire que mon attendrissement lui donnait sur moi ; mais enfin j’ai cédé à ses larmes, à l’ardeur de ses prières. Son imagination était frappée de l’idée qu’elle aurait à se reprocher la perte de mon âme ; son confesseur, je crois, l’avait encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur, son éloquence, m’ont entièrement bouleversée ; je n’ai pas consenti cependant à m’éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir ; je ne le puis, je ne le dois pas : le véritable crime serait d’exposer sa vie ; quel effroi peut l’emporter sur une telle crainte ? le remords même est plus facile à braver.

Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle compte sur l’impression de cette solennité, et, malgré la résistance qu’il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu’au pied de l’autel ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu’il me laisse partir. Elle veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c’est que son salut à elle-même dépend