Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
336
DELPHINE.

parent aux grands sacrifices. Mon âme, livrée dès son enfance aux mouvements naturels qui l’avaient toujours bien conduite, n’est point armée pour accomplir des devoirs si cruels : je n’ai point appris à me contraindre. Hélas ! je ne croyais pas en avoir besoin. Que n’ai-je l’exaltation religieuse de Thérèse ! Mais, quand j’implore le ciel, où ma raison et mon cœur placent un Être souverainement bon, il me semble qu’il ne condamne pas ce que j’éprouve ; rien en moi ne m’avertit qu’aimer est un crime : plus je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce.

Je vous ai mandé que M. de Serbellane avait quitté l’Italie pour s’établir en Angleterre, et que, désespérant de faire changer Thérèse de résolution, il ne voyait plus personne et paraissait plongé dans la plus grande mélancolie. Thérèse ne m’a pas prononcé son nom ; une lettre de Londres m’avait appris ces tristes détails, et je n’ai pas osé lui en parler. Qu’elle est noble et sensible, cependant, cette Thérèse qui s’immole à son devoir ! Je la conduis après-demain à son couvent ; que n’ai-je la force de l’y suivre ! C’est ainsi qu’il faudrait se séparer ! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux tombeau de toutes les pensées de la terre que de vivre encore en ne voyant plus ce qu’on aime !

Le lendemain de l’arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle ; j’entrevis dans ses discours qu’elle se croyait coupable envers moi, et qu’elle en éprouvait les regrets les plus amers ; mais elle craignait de m’en parler, et reculait le moment de l’explication. Léonce vint le soir. Au moment où madame d’Ervins entra dans ma chambre, il essaya de dissimuler l’impression qu’il éprouvait ; mais elle n’échappa point aux regards de Thérèse, et j’appris bientôt qu’elle savait tout ce que je croyais lui avoir caché.

« Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n’avais jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais que, par le concours des plus funestes circonstances, c’est moi qui ai été la cause de l’erreur fatale qui vous a séparé de madame d’Albémar. J’ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde ; il ne m’a pas encore donné la force de me consoler des peines que j’ai causées à ma généreuse amie. Si je n’avais pas cru que, de mon consentement, vous étiez instruit de mon crime à l’époque même de la mort de M. d’Ervins, je me serais hâtée de m’accuser devant vous ; mais je n’ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle que la délicatesse de madame d’Albémar l’avait engagée