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TROISIÈME PARTIE.

Il ne me cacha plus ce que je n’avais que trop deviné : il m’avoua qu’il ne pouvait plus supporter la vie tant que notre sort resterait le même ; qu’il était jaloux parce qu’il ne se croyait aucun droit sur moi ; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir. « Je le sais, me dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu’à présent ; il y a tant d’abîmes dans la douleur, que son dernier terme est inconnu ; tant que vous ne m’avez pas abandonné, je vis, mais en furieux, en insensé… » J’allais l’interrompre pour le rappeler à des sentiments plus doux, lorsqu’on vint m’annoncer que le courrier de madame d’Ervins était arrivé, et la précédait de quelques minutes.

Léonce voulut alors me quitter. « Je ne me sens pas en état, me dit-il, de voir madame d’Ervins ; elle est à plaindre, je le sais ; cependant j’ai besoin de me préparer à sa présence : c’est elle, je ne l’en accuse pas, mais enfin c’est elle… » Il n’acheva point, me serra la main, et partit précipitamment. Peu d’instants après son départ, madame d’Ervins arriva.

Hélas ! combien elle est changée ! ses traits sont restés charmants ; mais l’expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent pas de la regarder sans attendrissement. Elle est si fatiguée, que je n’ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu’elle repose, ma Louise, je vous écris ; je veux aussi confier ma situation à Thérèse : j’espère en ses conseils, en son exemple ; secondez-moi de mes vœux.

LETTRE XLII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 21 mai.

Oh ! que d’émotions Thérèse m’a fait éprouver ! Je ne sais point ce qu’on veut de moi, ce qu’on peut en obtenir ; mon cœur succombe devant l’effort qu’on exige ; une lettre de vous est venue se joindre aux exhortations de Thérèse ; ne vous réunissez pas pour m’accabler ; vous ne savez pas ce que vous me demandez ! Dois-je renoncer à Léonce ? le voulez-vous ? Ah ! ne le prononcez pas ; j’ai pressenti que vous alliez approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblais de la lire ; et quand, par délicatesse, vous n’avez point achevé ce que vous aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m’aviez affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis faible, je le sens : je n’ai point les vertus qui pré-