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DELPHINE.

mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma part était si nouvelle pour M. de Valorbe, qu’elle lui fit tout oublier. Il me suivit avec beaucoup d’émotion ; j’achevai de détourner ses observations, en lui disant que mon cousin était absorbé par une inquiétude très-sérieuse dont il venait m’entretenir. Je consentis à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l’absence d’un mois qu’il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique Léonce pût le voir. J’étais si pressé de faire partir M. de Valorbe, que je ne comptais pour rien l’impression que pouvait faire ma conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s’en alla, et je rentrai dans la chambre où était Léonce. Non, Louise, vous ne pouvez pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières paroles ; je les supportai pour me justifier plus tôt, en lui racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité, et je finis en insistant particulièrement sur la reconnaissance que je lui devais pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M. d’Albémar.

« Il se peut, me répondit Léonce, qu’il ait sauvé la vie de M. d’Albémar ; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le fais pas renoncer aux droits qu’il se croit sur vous, et que vous autorisez. » Je fus blessée de cette réponse, et le souvenir de ce qui s’était passé depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette impression, je lui dis vivement : « Vous flattez-vous de conserver un pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser les plus indignes plaintes ? — Il est vrai, répondit-il avec empressement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances ; pardon de l’avoir osé ; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit de me trahir ? Vous êtes-vous crue libre parce que je suis malheureux ? Votre erreur serait grande, ou du moins votre nouvel amant ne serait pas votre époux avant d’avoir appris quel sang il doit verser pour vous obtenir ! » L’indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement enfin m’inspira ce qui pouvait apaiser Léonce. « Je vous conseille, lui dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés quand nous devions être unis ; ils sont plus justes cette seconde fois que la première, car j’ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à vos prières, j’ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens pour vous. » À ces mots, Léonce perdit tout souvenir de M. de Valorbe ; il n’était plus irrité, mais je n’en espérai pas davantage pour notre bonheur à venir.