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TROISIÈME PARTIE.

je réfléchissais sur la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous les deux susceptibles, mais l’un par amour-propre, et l’autre par fierté ; tous les deux sensibles aux jugements que l’on peut porter sur eux ; mais l’un par le besoin de la louange, et l’autre par la crainte du blâme ; l’un pour satisfaire sa vanité, l’autre pour préserver son honneur de la moindre atteinte ; tous les deux passionnés, Léonce pour ses affections, M. de Valorbe pour ses haines ; et ce dernier, quoique honnête homme au fond du cœur, capable de tout cependant, si son orgueil, la douleur habituelle de sa vie, était irrité. Il se remettait par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui est la véritable cause de son humeur, et il me parlait avec esprit et malignité sur les personnes qu’il connaissait, lorsque Léonce entra. Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de l’éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le front et son visage trop coloré lui donnent une expression rude, et que plus on l’observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté qu’on lui croyait d’abord.

Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, était plus qu’il n’en fallait pour offenser Léonce. Sa physionomie peignit à l’instant ce qu’il éprouvait, d’une manière qui me fit trembler. M. de Valorbe soutint quelques moments encore la conversation ; mais quand il s’aperçut que Léonce affectait de ne pas l’écouter, il se tut et le regarda fixement. Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air ! Il était appuyé sur la cheminée, et, considérant de haut M. de Valorbe, qui était assis à côté de moi, il ressemblait à l’Apollon du Belvédère lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire amer à cette expression qu’il ne pouvait égaler ; et sans doute il allait parler, si je ne m’étais hâté de dire à M. de Valorbe que M. de Mondoville, mon cousin, était venu pour m’entretenir d’une affaire importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans doute que Mathilde de Vernon, ma cousine, avait épousé M. de Mondoville, son visage se radoucit tout à fait.

Il prit congé de moi, et salua Léonce, qui resta appuyé comme il était sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe, surpris, voulut recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une explication ; je prévins cette intention en prenant tout de suite le bras de M. de Valorbe, pour l’emmener dans la chambre à côté, comme si j’avais eu quelques