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DELPHINE.

m’exprimant ainsi, je souffre, et vous le croyez bien ; ceux qui se condamnent à paraître calmes n’en sont que plus agités au fond dû cœur. Agréez, madame, mes respectueux hommages.

LETTRE XLI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 18 mai.

Je n’ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur ; il me semble que mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m’avertit, par les peines que j’éprouve, qu’il est temps de renoncer au dangereux espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et douce ; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens ; il cherche en vain à me cacher l’agitation qui le dévore ; tout sert à la trahir : tantôt il m’accable des reproches les plus injustes, tantôt il se livre à un désespoir que je n’ai plus la puissance de calmer ; quelle faiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur !

M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevais une lettre de lui qui me l’annonçait ; je n’avais pu en prévenir Léonce. Il était près de sept heures, et je redoutais ce qu’éprouverait mon ami en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où j’ai coutume de le voir seul. Je ne l’avais point instruit à l’avance de la reconnaissance que je devais à M. de Valorbe, afin de n’être dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentiments pour moi. La visite de M. de Valorbe m’inquiétait donc beaucoup ; cependant j’espérais que Léonce ne serait pas assez injuste pour s’en fâcher. M. de Valorbe fut d’abord embarrassé en me voyant ; cependant il cherchait à me le dissimuler ; vous savez que c’est un homme qui dispute toujours contre lui-même : il veut passer pour maître de lui, et c’est un des caractères les plus violents qu’il y ait ; il ne dit pas deux phrases sans exprimer de quelque manière son mépris pour l’opinion des autres, et, dans le fond de son cœur, il est très-blessé de n’avoir pas dans le monde la réputation qu’il croit mériter ; il est en amertume avec les hommes et avec la vie, et voudrait honorer ce sentiment du nom de mélancolie et d’indifférence philosophique.

En l’écoutant me répéter que rien n’était digne d’un vif intérêt, toujours moi exceptée ; que parmi les hommes qu’il avait connus, il n’en avait pas rencontré deux qui fussent estimables,