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DELPHINE.

innocent et pur ne vous suffit plus : vous m’accusez de ne pas vous aimer, quand mon cœur est mille fois plus dévoué que le vôtre. Répondez-moi solennellement, songez que c’est au nom du ciel et de l’amour que je vous interroge : si, pour nous réunir l’un à l’autre, il fallait, comme M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l’opinion, que feriez-vous ? » Léonce frémit, recula et se tut pendant un moment. Je saisis ce moment, et je lui dis : « Vous m’avez répondu, et vous osiez me demander de vous sacrifier l’estime de moi-même ! — Cruelle ! interrompit Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l’idée, non, je n’ai pas répondu ; c’est un piège que vous avez voulu me tendre ; vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites d’insidieuses questions aux victimes ! » Ce reproche me perça le cœur, et je me repentis de l’avoir mérité. « Léonce, lui dis-je alors avec tendresse, ce n’est ni ton silence ni ta réponse qui auraient pu rien changer à ma résolution ni à notre sort ; je ne cherche point à trouver dans ton caractère des raisons de résistance ; ah ! sous quelques formes que se montrent tes qualités et tes défauts mêmes, je ne puis voir en toi que des séductions nouvelles ; mais ne devais-je pas te rappeler quel joug la nécessité faisait peser également sur nous deux ? Cette nécessité, c’est le devoir, c’est la vertu, c’est tout ce qu’il y a de plus sacré sur la terre. Léonce, écoute-moi, Dieu m’entend : si tu me fais subir une seconde fois d’indignes épreuves, ou je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus.

— Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne sais quel est ton dessein, j’ignore ce que le souvenir de ce jour peut t’inspirer ; si tu pars, je jure, et je n’ai pas besoin d’en appeler au ciel pour te convaincre, je jure de n’y pas survivre ; si tu restes, peut-être ne m’est-il plus possible de te rendre heureuse, tu souffriras avec moi, ou je mourrai seul ; réfléchis à ce choix. Adieu. » Et sans ajouter un seul mot, il s’élança vers la grille du parc. Je n’osai point le rappeler ; je fis quelques pas seulement pour continuer à le voir. Il partit ; j’entendis longtemps encore de loin les pas de son cheval ; enfin tout retomba dans le silence, et je restai seule avec moi.

Mes réflexions furent amères ; je vous en prie, ma sœur, n’y ajoutez rien ; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice, n’en hâtez pas l’instant, ne précipitez pas les jours ; on en donne pour se préparer à la mort. Je me suis commandé de vous dire ce que j’aurais le plus souhaité de ca-