Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
329
TROISIÈME PARTIE.

dis-je en le retenant, tu veux déjà me quitter ? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent, les heures d’une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas ! peut-être bien plus courte encore pour nous ? — Oui, tu as raison, répondit-il en revenant, j’étais insensé de partir ! je veux rester ! je veux être heureux ! Pourquoi suis-je dans cet état ? Pourquoi, continua-t-il en mettant ma main sur son cœur, pourquoi y a-t-il là tant de douleurs ? Ah ! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens comme étouffé dans ses liens ; si je savais les rompre tous, tu serais à moi, je t’entraînerais. M. de Lebensei ! M. de Lebensei ! pourquoi m’as-tu fait connaître cet homme ? Il a des idées insensées sur cette terre, où règne l’opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse ; mais ces idées insensées troublent la tête, les sens ; je ne suis plus à moi ; je ne peux plus guider mon sort : si dans un autre monde nous conservons la mémoire de nos sentiments sans le souvenir cruel des peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble ; il faut renverser ces barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si la vie les consacre ! Parle-moi, Delphine, j’ai besoin du son de ta voix, de cette mélodie si douce ; elle calme un malheureux déchiré par son amour et sa destinée ! Viens, ne t’éloigne pas. » En achevant ces mots, il s’appuya sur un arbre ; et, passant ses bras autour de moi, il me serra avec une ardeur presque effrayante.

« Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes ? Tant que nous serons deux, ne souffriras-tu pas ? Si mes bras te laissent échapper, n’éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une faible idée des miennes ? »

Mon émotion était très-vive ; je tremblais, je faisais des efforts pour m’éloigner. « Tu pâlis, s’écria-t-il ; je ne sais ce qui se passe dans ton âme ; répond-elle à la mienne ? Delphine, dit-il avec un accent désespéré, faut-il vivre ? faut-il mourir ?» Une terreur profonde me saisit ; je voulais m’éloigner, mais les regards, mais les paroles de Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même ; je n’avais plus la force de supporter sa douleur, et cependant j’étais indignée des dangers auxquels m’exposait ma passion coupable. Tout à coup, me retraçant ce qui avait commencé le trouble de cette journée, je ne sais quelle pensée m’inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire rougir de son égarement.

« Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devait lui en imposer, ce que vous voulez, c’est ma honte ; notre bonheur