Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
328
DELPHINE.

transport si touchant, que les anges l’auraient partagé. « Reste là, dit-il, Delphine ; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir. Ah ! dis-le-moi, qu’arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi ? car au milieu de la passion la plus violente, peut-être me poursuivrait-il. Que deviendrons-nous ? J’aurais pu te posséder, tu voulais être ma femme ; je pourrais être heureux encore si ton inflexible cœur… Mais non, ce n’est pas là mon sort ; je te verrai calomniée pour le sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me livrera sans cesse au tourment que j’endure. Qui m’en soulagera ? M. de Lebensei ne m’a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux ? Je ne sais ce que j’éprouve, je me sens oppressé ; s’il y avait de l’air, je souffrirais moins. » Et, tournant sa tête du côté du vent, il le respirait avec avidité, comme s’il eût voulu appeler un sentiment de repos et de fraîcheur pour calmer les pensées brûlantes qui le dévoraient.

Je lui pris la main, je m’assis à ses côtés, et pendant quelques instants il me parut plus tranquille. C’était le premier beau soir du printemps ; je revoyais Léonce ; je sentais en moi le plaisir de vivre : il y a dans la jeunesse de ces moments où, sans aucune nouvelle raison d’espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup des impressions agréables qui n’ont point d’autre cause qu’un sentiment vif et doux de l’existence. « Ô Léonce ! lui dis-je, ni ce ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton bonheur ! — Rien, me répondit-il, rien ne peut affaiblir la passion que j’ai pour toi ; et cette passion, à présent, me fait mal, toujours mal ; tes yeux, qui s’élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux implorent la force de me résister. Delphine, dans ces étoiles que tu contemples, dans ces mondes peut-être habités, s’il y a des êtres qui s’aiment, ils se réunissent : les hommes, la société, leurs vertus mêmes ne les séparent point. — Cruel ! m’écriai-je, et ne me suis je donc pas donnée à toi ? ai-je une idée dont tu ne sois l’objet ? mon cœur bat-il pour un autre nom que le tien ?

— Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir, ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour ? peut-il suffire au mien ? » Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains tremblantes et des yeux voilés de pleurs. « Delphine ! ajouta-t-il, ta présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille tant de regrets, c’en est trop ; adieu ! » Et, se levant précipitamment, il voulut s’en aller. « Quoi ! lui