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DELPHINE.

taire avec Léonce vous perdra ; on s’occupe de vous comme si vous étiez au milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous donc conduire par votre vieille amie ; toute la science de la vie est renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent : Si jeunesse savait, et si vieillesse pouvait. Un grand mystère est contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve : vous êtes supérieure à tout ce que je connais, mais votre jeunesse est cause que votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination ni votre caractère. Je voudrais vous épargner l’expérience, qui n’est jamais que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie ; à demain.

LETTRE XXXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 6 mai.

Après avoir reçu la lettre de madame d’Artenas que je vous envoie, ma chère Louise, j’attendais l’arrivée de Léonce avec une grande émotion ; je ne pouvais me remettre de l’effroi que m’avait causé le récit de ce qui s’était passé chez madame du Marset. J’étais touchée du vif intérêt que Léonce avait montré pour ma défense ; mais j’éprouvais je ne sais quel sentiment de peine en réfléchissant à l’importance qu’il avait mise à de misérables ennemis ; et je craignais que, tout en les repoussant, il n’eût conservé de ce qu’ils avaient dit contre moi une impression défavorable. Ces idées s’effacèrent dès qu’il entra dans ma chambre : il était ravi de me revoir, après quinze jours d’absence ; il m’exprima un enthousiasme plein d’illusion sur ma figure, qu’il prétendit embellie, et je me rassurai d’abord. Cependant, quand je lui parlai de la soirée de la veille, je vis qu’il en était malheureux, mais par des motifs pleins de générosité pour moi.

« Madame d’Artenas vous a instruite de tout, me dit-il ; ne croit-elle pas que je vous ai fait du tort dans le monde en parlant de vous avec trop de chaleur ? — Elle espère, répondis-je, qu’on pourra réparer une imprudence qu’il me serait bien doux de vous pardonner si vous n’aviez exposé que moi. — Hélas ! reprit-il alors, depuis quelque temps j’ai toujours tort : mon cœur est dans une agitation continuelle ; il faut en votre présence lutter contre l’amour qui me consume, et je m’abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamna-