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DELPHINE.

petit chien de madame du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit comme à l’ordinaire, et s’approcha avec empressement de la partie où j’étais, comme s’il eût été très curieux de mon jeu. Madame de Tésin, vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et traversa le cercle pour aller parler à M. d’Orsan : son mouvement fut si remarquable, que tout le monde comprit qu’elle voulait décider le neveu de madame du Marset à répondre à Léonce. Une femme qui s’intéresse à M. d’Orsan tendit les bras involontairement, comme pour arrêter madame de Tésin. Elle ne s’en aperçut seulement pas, et, prenant M. d’Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande activité. Léonce, qui ne perdait de vue rien de ce qui se passait, se retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d’une orgueilleuse amertume : « J’accepte, madame, l’invitation que vous m’avez faite, je reste ici ce soir ; je veux laisser du temps, ajouta-t-il d’une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent. » Il sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers la porte, le tète-à-tête de madame de Tésin et de M. d’Orsan avec un dédain qui véritablement devait les offenser.

Pendant l’absence momentanée de Léonce, quelques femmes, enhardies, parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire : « Vous voyez que M. de Mondoville aime madame d’Albémar ; il est bien clair qu’elle répond à son amour : elle ne s’est établie à Bellerive que pour être plus libre de le recevoir. » Léonce rentra. Elles se turent subitement, avec un effroi ridicule : que pouvaient-elles craindre ? Mais M. de Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire une idée de l’effet qu’elle peut avoir. Il continua, le reste de la soirée, à examiner madame du Marset, madame de Tésin et M. d’Orsan ; il réunissait habilement dans son regard l’observation et l’indifférence. M. d’Orsan, qui s’était replacé près de notre partie, offrit d’en être, et s’y établit. Léonce vint deux fois près de la table ; M. d’Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit : Léonce alors s’en alla.

Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset, qui ne s’étaient point encore retirées, se préparaient à se déchaîner contre vous. Madame de Tésin commença par déclarer que M. d’Orsan devait se battre avec M. de Mondoville, puisqu’il avait insulté sa tante. Je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me paraissait plus mal dans une femme que d’exciter les hommes au duel. « Il y a tout à la fois,