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TROISIÈME PARTIE.

Madame du Marset n’avait plus la force de se défendre ; elle pâlissait, et cherchait des yeux un appui. Madame de Tésin sentit, avec son esprit ordinaire, que, pour intéresser une partie de la société qui était présente à la cause de madame du Marset, il fallait y faire intervenir l’esprit de parti : « Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne concevrai jamais, c’est pourquoi madame d’Albémar reçoit habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi détestables que celles de M. de Lebensei. — Madame du Marset, reprit vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu’on peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei : c’est à lui qu’elle doit que M. d’Orsan, son neveu, conserve son régiment, et c’est à la prière seule de madame d’Albémar que M. de Lebensei s’en est mêlé, car il ne connaît point madame du Marset. J’ai reçu vingt billets d’elle pour engager ma cousine, madame d’Albémar, à solliciter M. de Lebensei ; elle l’a fait, elle y a réussi ; et quand son adorable bonté l’engage à réunir une famille divisée, c’est madame du Marset qui se hasarde à blâmer la conduite de ma cousine ! Mais je m’arrête, dit-il, c’en est assez ; il me suffit d’avoir prouvé à ceux qui m’écoutent que les propos inspirés par l’ingratitude et l’envie méritent à peine qu’un honnête homme y réponde. »

M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi humilier son amie madame du Marset. Il avait jeté un coup d’œil sur M. d’Orsan, pour l’engager à protéger sa tante ; mais comme il persistait à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de soixante et dix ans, ne put s’empêcher de dire à Léonce : « Vous aurez un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu’on ne parle des imprudences sans nombre de madame d’Albémar ; il ne suffit pas pour cela de faire taire les femmes. » Léonce à ce mot rougit et pâlit de colère : impatient de s’en prendre à quelqu’un de son âge, il s’avança au milieu du cercle, et quoiqu’il parlât à M. de Fierville, il fixait M. d’Orsan. « Vous avez raison, dit-il, les vieillards et les femmes n’ont rien à faire dans cette occasion, et j’attends qu’un jeune homme soutienne ce que la faiblesse de votre âge vous a permis d’avancer. » Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d’une fierté inexprimable ; un profond silence y succéda : ce silence était embarrassant pour tout le monde ; mais personne n’osait le rompre.

M. d’Orsan, quoique brave, ne se souciait point de se battre avec Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos de sa tante ; il prit un air distrait, caressa le