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DELPHINE.

passé hier au soir, et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans la vallée de Montmorency, remettra cette lettre à votre porte.

Je suis arrivée hier chez madame du Marset à peu près dans le même moment que Léonce ; il venait pour annoncer à la maîtresse de la maison que son neveu conservait son régiment ; elle lui en fit de vifs remercîments, et le pria de passer la soirée chez elle : il s’y refusa. Pendant ce temps on m’établit à une partie qui m’empêcha de me mêler de la conversation. Il y avait dans la chambre un vrai rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur âge, leur aristocratie ou leur dévotion ; et l’on n’y voyait aucune de celles qui s’affranchissent de ces trois grandes dignités par le désir d’être aimables. Léonce s’ennuyait assez, à ce que je crois, en attendant que le quart d’heure qu’il destinait à cette visite fût écoulé ; il était debout devant la cheminée, à causer avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix dans les chuchotements des femmes attira son attention. Il ne se retourna pas d’abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter, et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du Marset : « Savez-vous que madame d’Albémar a été présenter elle-même à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de Lebensei ? Singulier emploi pour une femme de vingt ans ! »

M. de Mondoville se retourna d’abord avec impétuosité ; mais se retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria lentement madame du Marset de répéter ce qu’elle venait de dire : il articula cette demande avec un accent d’indignation et de hauteur qui fit trembler madame du Marset et les témoins d’une scène qui commençait ainsi. Madame du Marset se déconcerta ; madame de Tésin, qui la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus d’énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu’elle devait répondre. Madame du Marset reprit en disant : « Vous savez bien, monsieur, qu’on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme légitimement mariée ; ainsi, ainsi… — Je sais, interrompit M. de Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu’une femme qui a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier mari n’a pas le droit de se regarder comme libre ; mais ce que je sais, c’est qu’il doit vous suffire que madame d’Albémar reçoive madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée si madame de Lebensei venait chez vous. »