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TROISIÈME PARTIE.

ne peut-il pas avoir été retenu par une difficulté, par une affaire ? Ah ! s’il commence à calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui qu’un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre d’existence qu’il m’a forcée d’adopter. C’est en inspirant un sentiment enthousiaste et passionné que je puis me relever à mes propres yeux, malgré le blâme auquel je m’expose : si Léonce me réduisait à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non, la douleur et la gloire des sacrifices vaudraient mille fois mieux ! Louise, je me fais mal en développant cette idée, et je me force en vain de m’occuper d’aucune autre.

Madame d’Ervins m’écrit qu’elle sera de retour à Bellerive avant trois semaines pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de Serbellane, n’espérant plus la faire changer de dessein, s’est établi en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde : homme généreux et infortuné ! Louise, quelquefois je me persuade que l’Être suprême a abandonné le monde aux méchants, et qu’il a réservé l’immortalité de l’âme seulement pour les justes : les méchants auront eu quelques années de plaisirs, les cœurs vertueux de longues peines ; mais la prospérité des uns finira par le néant, et l’adversité des autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée ! qui consolerait de tout, hors de n’être plus aimée ; car l’imagination elle-même alors ne pourrait se former l’idée d’aucun bonheur à venir.

Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous m’avez écrite ! vous revenez à me demander avec insistance tous les détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde sans cesse le moment où je dois vous rejoindre : ah ! c’est vous qui savez aimer, c’est vous qui vous montrez toujours la même, qui n’avez ni caprices, ni préventions, ni négligences ; c’est vous… Hélas ! croirais-je déjà que ce n’est plus lui ?

LETTRE XXXVIII. — MADAME DARTENAS À MADAME D’ALBÉMAR.
Paris, ce 5 mai.

Il m’est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d’être toujours chargée de vous inquiéter ; mais la délicatesse de M. de Mondoville l’engagerait peut-être à vous cacher ce qui s’est