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DELPHINE.

LETTRE XXXIV. — DELPHINE À LÉONCE.
Bellerive, ce 26 avril.

Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter ; hélas ! je sais trop ce qu’il m’en a coûté.

Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d’un fils. J’ai été chez elle ce matin, et je m’attendais à la trouver dans le plus heureux moment de sa vie ; mais les fortes raisons qu’elle a de craindre que sa famille ne veuille pas reconnaître son enfant changent en désespoir les pures jouissances de la maternité ; elle veut faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa grand’mère et chez sa tante pour mettre son fils à leurs pieds ; mais elle désire que je l’accompagne. Ces vieilles dames sont de mes parentes ; et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m’a fait cette demande en tremblant ; et j’ai vu, par l’état où elle était en me l’adressant, quelle importance elle y attachait. Un mouvement tout à fait involontaire m’a entraînée à lui dire que j’y consentais : je la voyais souffrir, et j’avais besoin de la soulager. L’instant d’après, j’ai cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la résolution prompte que je venais de prendre et ma facile condescendance pour Thérèse. À ce souvenir, j’ai frissonné ; mais il m’a été impossible de détourner madame de Lebensei d’un espoir qu’elle avait saisi si vivement, qu’il était, presque devenu son droit ; et j’ai continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu’elle ne crût pas que je m’occupais de la promesse que je lui avais faite. En rentrant chez moi, cependant, j’ai résolu de soumettre cette promesse elle-même à votre volonté. Répondez-moi positivement avant votre retour. Je ne vous cache pas qu’il m’en coûterait extrêmement de manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans l’estime de son mari, que je considère beaucoup. Il vient de mettre une grâce parfaite à terminer l’affaire de madame du Marset, que je lui avais recommandée en votre nom. Me montrer froide, égoïste, quand je suis naturellement le contraire, serait de tous les sacrifices le plus pénible pour moi. C’est presque refuser un bienfait du ciel que d’éloigner l’occasion simple qui se présente de rendre un service essentiel, de causer un grand bonheur ; néanmoins, jusqu’à la sympathie même, jusqu’à ce sentiment que je n’ai