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TROISIÈME PARTIE.

parler de votre manière de voir ; avant tout, il s’agit de votre conduite.

Quoi ! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos concitoyens en faveur d’une cause dont vous n’êtes pas réellement enthousiaste ? Je vous en donne pour preuve l’objection même que vous faites contre le parti qui soutient la révolution : il est le plus fort, dites-vous, et je ne veux pas être soupçonné de céder à la force ; et ne craignez-vous pas aussi qu’on ne vous accuse d’être déterminé par votre intérêt personnel en défendant les privilèges de la noblesse ? Croyez-moi, quelle que soit l’opinion que l’on embrasse, les ennemis trouvent aisément l’art de blesser la fierté par les motifs qu’ils vous supposent ; il faut en revenir aux lumières de son esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l’on fasse, s’efforcent toujours de ternir l’éclat de nos sentiments les plus purs. Ce qui est surtout impossible, c’est de concilier entièrement en sa faveur l’opinion générale, lorsqu’un fanatisme quelconque divise nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera ce que j’ai souvent osé vous dire, c’est qu’on ne peut jamais être sûr de sa conduite ni de son bonheur quand on fait dépendre l’un et l’autre des jugements des hommes. Quoi qu’il en soit, ce que j’ai voulu vous démontrer, c’est que vous n’étiez pas profondément persuadé de la justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu’ainsi vous n’avez pas le droit d’exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu’une conviction vive ne vous a point inspirée : votre devoir, dans votre manière de penser, c’est l’inaction politique, et tout mon bonheur tient à l’accomplissement de ce devoir. Ah ! mon ami, renoncez à ces passions, qui paraissent factices auprès de la seule naturelle, de la seule qui pénètre l’âme tout entière, et change, comme par une sorte d’enchantement, tout ce qu’on voit en une source d’émotions heureuses ! Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l’amour ; oubliez la destinée des empires pour la nôtre. L’égoïsme est permis aux âmes sensibles ; et qui se concentre dans ses affections peut, sans remords, se détacher du reste du monde.