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TROISIÈME PARTIE.

seul de mes amis qui ait besoin de moi. C’est un plaisir d’amour-propre que de condamner à la reconnaissance les personnes dont on a de justes raisons de se plaindre ; il ne faut jamais compter parmi les bonnes actions les jouissances de son orgueil.

Quant à l’intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n’ont pas les mêmes opinions que moi, je n’y mettrais pas le moindre prix sans vous. Je déteste les haines de parti, j’en suis incapable ; et quoique j’aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point livrée à cet enthousiasme, parce qu’il m’aurait lancée au milieu de passions qui ne conviennent point à une femme ; mais comme je ne veux en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirais plutôt de l’éloignement que du goût pour un service qui aurait l’air d’une expiation : je dirai plus, il n’atteindrait pas son but ; toutes les fois qu’on mêle un calcul à une action honnête, le calcul, ne réussit pas.

Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m’a répondue M. de Lebensei : « Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu’entraîne une révolution, et qui pèsent davantage encore sur les personne opposées à cette révolution même ; mais il ne faut pas compter en général sur le souvenir qu’elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois, beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne connais pas, mais qui aurait risqué de perdre la vie pour un fait politique dont il était accusé : j’ai appris hier qu’il disait partout que j’étais un homme d’une activité très-dangereuse ; j’ai chargé un des mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il n’existerait plus, et qu’elle devait au moins trouver grâce à ses yeux. Un tel désappointement m’est fort égal, à moi qui suis tout à fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que je n’aime pas. Seulement je vous cite cet exemple pour vous prouver qu’un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son aise celui qui lui a fait du bien lorsqu’il n’est pas de la même opinion que lui ; et peut-être arrive-t-il souvent que l’on invente, pour se dégager d’une reconnaissance pénible, mille calomnies auxquelles on n’aurait pas pensé si l’on était resté tout à fait étranger l’un à l’autre. » M. de Lebensei va peut-être un peu loin en s’exprimant ainsi ; mais j’ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce, que j’avais servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun autre intérêt. Il m’a paru que