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DELPHINE.

prévues et imprévues le bonheur dont je ne jouis qu’en tremblant ne peut-il pas m’être arraché ! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de froideur et de réserve qu’il ne faut adresser qu’aux amis dont le sort est trop prospère ; n’oubliez pas la pitié, je vous la demanderai peut-être bientôt.

Déjà vous m’inquiétez en m’annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu sa mère, se prépare à partir pour Paris ; il faudra que j’instruise Léonce et de ses sentiments pour moi et de ses droits à ma reconnaissance ; mais de quelque manière que je les lui fasse connaître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici ? Vous savez que, sous des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et très-amer, et que tout ce qu’il dit de son dégoût de la vie vient uniquement de ce qu’il a une opinion de lui qu’il ne peut faire partager aux autres ; il a plus d’esprit qu’il n’en sait montrer, ce qui est précisément le contraire de ce qu’il faut pour réussir à Paris, où l’on n’a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand il ne devinerait pas mes véritables sentiments, il suffirait de la supériorité de Léonce pour lui donner de l’humeur ; et que de malheurs ne peut-il pas en arriver ! Essayez de lui persuader, ma chère Louise, que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe, s’il me faut supporter qu’il me parle encore de son amour. D’ailleurs ma société est maintenant si resserrée, qu’en y admettant M. de Valorbe, je m’expose à faire croire qu’il m’intéresse.

Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont : l’esprit de M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m’est chaque jour plus agréable ; il n’a de prévention ni de parti pris sur rien à l’avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d’un homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l’intérêt ; on ne craint point de lui confier sa pensée, l’on est sûr de la confirmer ou de la rectifier en l’écoutant.

Sa femme a moins d’esprit et surtout moins de calme que lui ; sa situation dans la société la rend malheureuse, sans qu’elle consente même à se l’avouer : ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude très-naturelle et très-vive qu’elle éprouve dans ce moment : elle est près d’accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand’mère et sa tante, qui sont