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DELPHINE.

de réel au monde qu’aimer ; tout le reste disparaît ou change de forme et d’importance, suivant notre disposition ; mais le sentiment ne peut être blessé sans que la vie elle-même soit attaquée. Il réglait, il inspirait tous les intérêts, toutes les actions ; l’âme qu’il remplissait ne sait plus quelle route suivre, et, perdue dans le temps, toutes les heures ne lui présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances.

Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l’amour, il y en a même dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes avec tant de force ; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la pure innocence guide tes actions et ton cœur ? comment peux-tu rougir de toi, lorsque je me sens pénétré d’une admiration si profonde pour ton caractère et ta conduite ? Juge de tes vertus comme de tes charmes, par l’amour que je ressens pour toi. Ce n’est pas ta beauté seule qui l’a fait naître ; tes perfections morales m’ont inspiré cet enthousiasme qui tour à tour exalte et combat mes désirs. Ô mon amie ! abjure ta lettre, sois fière d’être aimée, et ne te repens pas de me consacrer ta vie.

LETTRE XXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 2 avril 1791.

Vous m’écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me parler de Léonce ; il n’y a pas moins de tendresse dans vos lettres, mais un sentiment secret de blâme s’y laisse entrevoir : ah ! vous avez raison, je le mérite ce blâme ; j’ai perdu le moment du courageux sacrifice ; jugez vous-même à présent s’il est possible. Je vous envoie la dernière lettre que j’ai reçue de Léonce ; puis-je partir après ces menaces funestes, le puis-je ? Toutes les femmes qui ont aimé, je le sais, se sont crues dans une situation qui n’avait jamais existé jusqu’alors ; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de Léonce pour moi n’a point d’exemple au monde ?

Cette tendresse profonde dans une âme si forte, cet oubli de tout dans un caractère qui semblait devoir se livrer avec ardeur aux distinctions qui l’attendaient dans la vie (et quel homme était plus fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire ?), la noblesse de ses expressions, la dignité de ses regards, m’en imposent quelquefois à moi-même ; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais aucun triomphe n’a fait goûter autant