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TROISIÈME PARTIE.

cependant je ne m’y attendais pas. Je vous ai parlé de ce qui manquait à mon bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi ! Quelle faible idée vous ai-je donc donnée de mon amour ! Avez-vous pu penser que j’existerais un instant après vous avoir perdue ? Je ne sais si vous avez raison d’éprouver les regrets et les remords qui vous agitent ; je ne demande rien, je n’exige rien, mais je veux seulement que vous lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne pourrait me faire supporter la vie, si je cessais de vous voir. C’est à vous d’examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent l’emporter sur elle ! Je ne murmurerai point contre votre décision, quand vous saurez clairement ce que vous prononcez.

Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis près de toi, que la douleur n’est pas loin, qu’elle peut rentrer dans mon âme avec d’autant plus force, que des instants heureux l’ont suspendue. Delphine, j’ai vingt-cinq ans ; déjà je commence à voir l’avenir comme une longue perspective qui doit se décolorer à mesure que l’on avance. Veux-tu que j’y renonce ? je le ferai sans beaucoup de peine ; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi : Je crois ta mort nécessaire, mon cœur n’en sera point révolté ; mais j’éprouve une sorte d’irritation contre toi, quand tu peux me parler de ne plus se voir comme d’une existence possible.

Mon amie ! j’ai eu tort de t’entretenir de mes chagrins ; pardonne-moi mon égarement. En me présentant une idée horrible, tu m’as fait sentir combien j’étais insensé de me plaindre ! Hélas ! n’est-ce donc que par la douleur que la raison peut entrer dans le cœur de l’homme ? et n’apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux ? Eh bien ! eh bien ! ne me parle plus d’absence, et je me tiens pour satisfait.

Pourrais-je oublier quel charme je goûte en te confiant mes pensées les plus intimes, lorsque nous regardons ensemble les événements du monde comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de loin, et que, nous suffisant l’un à l’autre, les circonstances extérieures ne nous paraissent qu’un sujet d’observation ? Ah ! Delphine, j’accepterais avec toi l’immortalité sur cette terre ; les générations qui se succéderaient devant nous ne rempliraient mon âme que d’une douce tristesse ; je renouvellerais sans cesse avec toi mes sentiments et mes idées ; je revivrais dans chaque entretien !

Mon amie, écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre imagination pourrait exciter en nous : il n’y a rien