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TROISIÈME PARTIE.

mécontente des diverses impressions que me causaient tour à tour la beauté qu’elle possède et les grâces dont elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c’est l’amitié d’enfance que j’ai toujours eue pour elle, et je me sentais attendrie par sa présence, sans qu’elle eût provoqué d’aucune manière cette disposition.

Elle m’a demandé mes projets ; je lui ai dit que je retournais ce printemps en Languedoc ; il m’a été impossible de lui répondre autrement : je ne sais quelle voix a parlé pour moi sans qu’aucune réflexion précédente m’eût suggéré ce dessein. Mathilde m’a témoigné plus d’intérêt que jamais, et sa bienveillance me faisait tellement souffrir, que, s’il eût été dans son caractère de s’expliquer avec plus de sensibilité, je me serais peut-être jetée à ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison : mais vous connaissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les autres à se contenir comme elle se contient elle-même. Le seul moment où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortait de ce ton uniforme et mesuré qu’elle conserve presque toujours, c’est lorsqu’elle m’a parlé de vous. « Tout mon bonheur est en lui, m’a-t -elle dit, et je n’ai point d’autre affection sur cette terre ! » Ces mots m’ont ébranlée, mes yeux se sont remplis de larmes ; mais alors Mathilde, craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l’émotion, s’est levée subitement, et m’a fait des questions sur l’arrangement de ma maison.

Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets les plus indifférents ; et nous nous sommes quittées, après trois heures de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques minutes au milieu d’un cercle nombreux. Mais pendant ces heures elle était calme ; et moi, combien j’étais loin de l’être ! Ah ! Léonce, je suis coupable, je le suis sûrement, car j’éprouvais tout ce qui caractérise le remords : le trouble, les craintes, la honte. Je. redoutais de me trouver seule après son départ ; puis-je méconnaître, dans ce que je souffrais, les cruels symptômes du mécontentement de soi-même !

J’ai reçu ce matin une lettre de madame d’Ervins, qui m’annonce son arrivée dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la sécurité qu’elle éprouve en me remettant l’éducation de sa fille ; dites-le-moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt ? quel exemple Isaure aura-t-elle sous les yeux ? comment pourrai-je la convaincre de mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter ma conduite ? Sur