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DELPHINE.

capable de vous troubler en la voyant, comme si vous aviez des torts envers elle : hélas ! ne lui offrez-vous pas ma peine en sacrifice ? n’est-ce point assez ? Conservez avec elle la supériorité qui vous convient. Il serait difficile de lui donner des soupçons, jamais elle n’a été plus calme, plus heureuse ; mais la seule personne qu’elle observe avec soin, c’est vous ; non par jalousie, mais pour se démontrer à elle-même qu’il n’y a de bonheur que dans la dévotion, et que toutes vos qualités et vos agréments vous sont inutiles, parce que vous n’êtes pas dans les mêmes opinions qu’elle.

Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité ; et souvenez-vous qu’elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que je tiens envers elle. C’est une personne à laquelle je n’ai rien à reprocher, mais qui me convient si peu, que j’aurais cherché des prétextes pour m’éloigner, si vous ne m’aviez pas imposé son bonheur pour prix de votre présence : je le fais, ce bonheur, sans qu’il m’en coûte, grâce au ciel, la moindre dissimulation. Elle ne compte dans la vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les pratiques ; elle ne s’inquiète ni du regard, ni de l’accent, ni des paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. Elle m’aime, je le crois, et si quelques circonstances éclatantes excitaient sa jalousie, elle pourrait être très-vive et très-amère ; mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle n’imaginera pas que mon cœur puisse être occupé d’un autre objet. Il importe donc à son repos comme à votre dignité, ma chère Delphine, que vous ne changiez rien à votre manière d’être avec elle. Adieu : vous triomphez ; sais-je assez me contenir ? Je parle comme si mon cœur était calme… Delphine, un jour, un jour ! si tous ces efforts étaient vains, s’il fallait choisir entre ma vie et mon amour, ah ! que prononceriez-vous ?

LETTRE XXVII. — DELPHINE À LÉONCE.

Quels cruels moments je viens de passer ! Mathilde est venue à six heures du soir, et ne m’a quittée qu’à neuf ; je crois qu’elle s’était prescrit à l’avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse me faire l’idée. Je craignais d’être fausse en lui montrant de l’amitié ; je trouvais imprudent et injuste de la traiter avec froideur, et chaque mot que je disais me coûtait une délibération et une incertitude. Je ne pouvais me défendre aussi de l’observer, de la comparer à moi, et j’étais