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TROISIÈME PARTIE.

n’ait pas aussi sa volupté, son délire ? la passion innocente a des plaisirs que ton cœur blasphème. Quand tu n’avais pas encore troublé mes espérances, quand je me flattais de passer ma vie entière avec toi, il n’existait pas dans l’imagination un bonheur que l’on pût comparer au mien : aucun chagrin, aucune inquiétude ne me rendaient les heures difficiles ; je me sentais portée dans la vie comme sur un nuage, à peine touchais-je la terre de mes pas ; j’étais environnée d’un air azuré, à travers lequel tous les objets s’offraient à moi sous une couleur riante : si je lisais, mes yeux se remplissaient des plus douces larmes, à chaque mot que je rapportais à toi ; je m’attendrissais en faisant de la musique, car je t’adressais toujours ce langage mystérieux, ces émotions indéfinissables que l’harmonie nous fait éprouver. ; j’avais en moi une existence surnaturelle que tu m’avais donnée, une inspiration d’amour et de vertu qui faisait battre mon cœur plus vite à tous les moments du jour.

J’étais heureuse ainsi, même dans ton absence : l’heure de te voir approchait, et la fièvre de l’espérance m’agitait ; cette fièvre se calmait quand tu entrais dans ma chambre ; elle faisait place aux sentiments délicieux qui se répandaient dans mon cœur : je te regardais, je considérais de nouveau tous les objets qui m’entourent, étonnée de la magie, de l’enchantement de ta présence, et demandant au ciel si c’était bien la vie qu’un tel bonheur, ou si mon âme déjà n’avait pas quitté la terre ! N’y avait-il donc point d’amour dans cette ivresse ? et quand tu m’environnais de tes bras, quand je reposais ma tête sur ton épaule, si je renfermais dans mon cœur quelques-uns de mes mouvements, ce cœur devenait plus tendre ; il eût perdu de sa sensibilité même s’il n’avait su rien réprimer. J’ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur mon sentiment pour vous ; j’ai dissipé ces inquiétudes : si vous vous permettiez encore les mêmes plaintes, il ne serait plus digne de moi d’y répondre.

LETTRE XXII. — LÉONCE À DELPHINE .

Ma volonté est soumise à la vôtre, mais je ne sais quel accablement douloureux altère en moi les principes de la vie : hier, en revenant de chez vous, je pouvais à peine me soutenir sur mon cheval ; j’essayerai d’aller à Bellerive ce soir, mais j’ai à peine la force d’écrire. Adieu.