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DELPHINE.

vœux de votre cœur ; vous m’avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de me le ravir. Autrefois les mêmes sentiments nous animaient, et maintenant, hélas ! qu’est devenu cet accord ? Savez-vous ce que j’éprouvais ? je jouissais avec délices de notre situation. Insensée que je suis ! j’étais heureuse, je vous l’aurais dit ; oh ! que vous avez bien réprimé cette confiance imprudente !

Mais d’où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous ? Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable d’aimer que moi ? avec quel dédain je recevrais ce reproche ! Je connais des sacrifices que vous ne pourriez pas me faire ; il n’en est pas un au monde qui me parût mériter seulement votre reconnaissance, tant il me coûterait peu ! Vous ai-je parlé du tort que me faisait mon séjour à Bellerive ? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer, quand je m’égare dans les chimères qui me plaisent, j’aime à supposer des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverais avec transport pour vous.

Oseriez-vous prétendre que le don, ou plutôt l’avilissement de moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j’aime ? Mon ami, ce serait notre amour que j’immolerais, si je renonçais à cet enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédais à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amants sans passion, puisque nous serions sans vertu, et nous aurions ainsi bientôt désenchanté tous les sentiments de notre cœur.

Si je pouvais manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte encore, quelle serait ma conduite à mes propres yeux ? Je me serais établie dans une solitude pour y passer ma vie seule avec l’homme que j’aime, avec l’époux d’une autre : j’y resterais sans combat, sans remords ; j’aurais été moi-même au-devant de ma honte : oh ! Léonce, je ne suis déjà peut-être que trop coupable ; veux-tu donc dégrader l’image de Delphine ! veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir ? Qu’elle parte, et tu ne l’oublieras jamais ; qu’elle meure, et tu verseras des larmes sur sa tombe : mais si tu la rendais criminelle, tu la chercherais vainement telle qu’elle était, dans le monde, dans ta mémoire, dans ton cœur ; elle n’y serait plus, et sa tête humiliée se pencherait vers la terre, n’osant plus regarder ni le ciel ni Léonce.

Hier, n’étais-tu pas égaré quand tu me reprochais d’être insensible à l’amour ? ton accent était âpre et sombre ; tu m’accusais de ne pas savoir aimer ! Ah ! crois-tu que mon amour