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TROISIÈME PARTIE.

elle accentue gracieusement et mollement, comme si elle aimait à soigner les plaisirs qui me restent ; je sens tout ; je n’oublie rien ; un serrement de main, une voix émue ne s’effacent jamais de mon souvenir. Ah ! c’est une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur charme ; d’en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du cœur qu’amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune ou les dons brillants de la nature.

Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne, je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux plus jeunes, il n’est de bonheur pendant la vie que dans cette union du mariage, que dans cette affection des enfants, qui n’est parfaite que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux jouissances de la vie domestique ; mais je ne sais quelle force secrète la Providence a mise dans la morale ; les circonstances de la vie paraissent indépendantes d’elle, et c’est elle seule cependant qui finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent pas ; des événements terribles ou des dégoûts naturels brisent les liens qu’on croyait les plus solides ; l’opinion vous poursuit ; l’opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur. Et quand il serait possible d’échapper à son empire, peut-on comparer le plaisir de se voir quelques heures au milieu du monde, quelques heures interrompues, avec l’intimité parfaite du mariage ? Que serais-je devenu sans elle, moi, qui ne devais porter mes malheurs qu’à celle qui pouvait lutter contre l’ordre de la société, moi que la nature avait désarmé ? Combien l’abri des vertus constantes et sûres ne m’était-il pas nécessaire, à moi qui ne pouvais rien conquérir, et qui n’avais pour espoir que le bonheur qui viendrait me chercher ! Mais ce ne sont point des consolations que je possède, c’est la félicité même ; et, je le répète avec assurance, celui qui n’est point heureux par le mariage est seul, oui, partout seul ; car il est tôt ou tard menacé de vivre sans être aimé. »

M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu’elles jetèrent mon âme dans une situation violente. Je vous l’avoue, ce que j’éprouve quand une circonstance ranime en moi la douleur de n’avoir pas épousé madame d’Albémar, ce que j’éprouve tient beaucoup de cet état que les anciens auraient expliqué par la vengeance des furies. Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein ; mais quand elle se ré-