Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
TROISIÈME PARTIE.

tous les ménagements que j’avais conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étais devenue si nécessaire, me paraissait insupportable ; et, n’ayant ni père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à l’insu de mes parents, et j’eus pendant quelque temps assez à souffrir des menaces qu’ils me firent de rompre mon mariage ; quand il fut bien prouvé qu’ils ne le pouvaient pas, ils travaillèrent à nous ruiner, ils y réussirent ; mais comme j’avais craint d’abord qu’ils ne parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas sensible à la perte de notre fortune ; mon imagination n’était frappée que du malheur que j’avais évité.

« Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils ; moi, j’élève ma fille ; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup plus de nos enfants, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est parfaitement heureux par ses affections, c’est peut-être une faveur de la Providence que certains revers qui resserrent encore vos liens par la force même des choses. Je n’oserais pas le dire devant M. de Belmont, si je ne savais pas que sa cécité ne le rend point malheureux ; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instants nécessaires. Il m’a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de l’aimer avec tout le charme, tout l’enthousiasme de l’amour, sans que la timidité causée par la perte des agréments du visage en impose à l’expression de mes sentiments. Je le dirai devant M. de Belmont, madame ; il faut qu’il entende ce que je pense de lui, puisque je ne veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le louer : le premier bonheur d’une femme, c’est d’avoir épousé un homme qu’elle respecte autant qu’elle l’aime, qui lui est supérieur par son esprit et son caractère, qui décide de tout pour elle, non parce qu’il opprime sa volonté, mais parce qu’il éclaire sa raison et soutient sa faiblesse. Dans les circonstances mêmes où elle aurait un avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer une erreur, quand même il l’aurait commise. Pour que le mariage remplisse l’intention de la nature, il faut que l’homme ait par son mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu’elle reconnaisse et dont elle jouisse : malheur aux femmes obligées de conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les petitesses de leur mari,