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TROISIÈME PARTIE.

était aveugle et ruiné, et nous donnant l’idée d’un homme heureux et tranquille, qui n’a pas dans sa vie la moindre occasion d’exercer le courage ni même la résignation ; seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l’appelant ma chère amie, il avait un accent que je ne puis définir, mais qui retentissait à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquait sans nous les exprimer.

Nous rentrâmes dans la maison ; le piano était encore ouvert. Delphine témoigna à M. et madame de Belmont le désir d’entendre de près la musique qui nous avait charmés de loin ; ils y consentirent, en nous prévenant que, chantant presque toujours des trios avec leur fille, ils allaient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je ne connais rien de si touchant qu’un aveugle qui se livre à l’inspiration de la musique ; on dirait que la diversité des sons et des impressions qu’ils font naître lui rend la nature entière dont il est privé. La timidité, naturellement inséparable d’une infirmité si malheureuse, défend d’entretenir les autres de la peine que l’on éprouve, et l’on évite presque toujours d’en parler ; mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu’il vous apprend le secret de ses chagrins ; il jouit d’avoir trouvé enfin un langage délicieux, qui permet d’attendrir le cœur sans craindre de le fatiguer.

Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyais à l’agitation de son sein combien son âme était émue : mais quand M. de Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses parents, il devint impossible d’y résister. Ils nous firent entendre un air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est ainsi :

Accordez-moi donc, ma mère,
Pour mon époux, mon amant ;
Je l’aimerai tendrement,
Comme vous aimez mon père.

La petite fille levait ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces paroles ; son visage était tout innocent, mais, élevée par des parents qui ne vivaient que d’affections tendres, elle avait déjà dans le regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge, cette mélancolie, pressentiment de la desti-