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DELPHINE.

LETTRE XVI. — RÉPONSE DE DELPHINE À MADAME D’ARTENAS.
Bellerive, ce 8 février.

Tout ce que vous me dites, madame, est plein de justesse et d’esprit ; et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à chaque ligne de votre lettre. Je me conformerais à vos conseils si je n’étais pas résolue à passer ma vie dans la solitude : je sais combien je m’expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de bonté ; mais, quand j’immole au bonheur de Léonce le devoir qui me défendrait peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le monde. Il m’a demandé de rester à Bellerive ; si je retournais à Paris, il en serait malheureux ; jugez si je puis songer à revenir ! Ah ! je devrais blâmer sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m’arracher au danger de sa présence, au tort que j’ai de partager un sentiment que je devrais repousser ; mais lui causer un instant de chagrin pour m’occuper de ce qu’on pourrait appeler mes intérêts, c’est ce que jamais je ne ferai.

Je suis sûre que Mathilde est heureuse ; je m’informe jour par jour de sa vie, je sais jusqu’aux moindres nuances de ses impressions : si elle découvrait mon attachement pour Léonce ; si cet attachement, resté pur, l’offensait, je partirais à l’instant ; je partirai peut-être même sans ce motif, si mes sentiments ne suffisent pas à Léonce, si, dans un moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne. Jamais alors je ne reverrai Paris ; ceux qui s’occupent de me juger ne me rencontreraient de leur vie, et rien ne pourrait me donner ni des consolations ni de la douleur.

Ce que je n’oublierai point, quoiqu’il m’arrive, c’est l’amitié protectrice dont vous n’avez cessé de me donner des preuves. Au moment où j’ai reçu votre lettre, je me proposais d’aller passer quelques heures à Paris pour vous exprimer ma reconnaissance ; mais madame de Mondoville s’étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où elle a été élevée, j’ai choisi demain pour proposer à Léonce de visiter avec moi une famille du Languedoc établie dans mon voisinage, et que depuis longtemps je veux aller voir. Dans peu de jours je réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas ; c’est pour vous seule que je puis quitter ma retraite : pardonnez-moi de ne regretter à Paris que vous.