Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/316

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
289
TROISIÈME PARTIE.

contre quelqu’un, c’est alors surtout qu’elle est redoutable. La plupart des personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des autres, lorsqu’elles n’ont pas intérêt à la blâmer ; mais si, par malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question, elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, résolues à se diriger elles-mêmes d’après ce qu’elles disent sur les autres. Les développements de vertu qui servent à la jalousie ou à la malveillance sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et les coquettes font le plus de pathos dans de certaines occasions.

Je le supportai quelque temps ; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos amis, je démontrai ce que je sais positivement, c’est que madame de Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris, et montrez-vous, afin d’étouffer ces haines obscures par l’admiration que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les soumettre ni à leurs prétentions ni à celles des autres : ce grand nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous ; mais ces mêmes gens, la plupart faibles et indifférents, laissent dire les méchants quand vous n’êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas d’abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire ; mais ils finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous et se rangent alors à l’avis qu’ils supposent général et qu’ils ont rendu tel, sans l’avoir un moment sincèrement partagé.

Cette histoire des progrès de la calomnie pourrait s’appliquer aux plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée ; mais puisqu’elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d’en croire mes vieux conseils ; ils sont inspirés par une amitié digne d’être jeune, car elle est vive et dévouée.