Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
287
TROISIÈME PARTIE.

conserver le plus longtemps possible le plaisir toujours dangereux d’être adorée, la raison même est encore nécessaire. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez assez bien pour n’avoir pas besoin de mes conseils ; mais ce qui importe, c’est votre existence dans le monde, et le murmure qui précède l’attaque s’est déjà fait entendre depuis quelques jours.

Avant-hier, madame de Croisy, qui jusqu’à présent avait mis son amour-propre à vous admirer, disait avec une voix aiguë, qu’elle monte toujours d’une octave pour les discours du sentiment : « Mon Dieu, que je suis fâchée que madame d’Albémar s’établisse à Bellerive ! Personne ne sait mieux que moi que c’est son goût pour l’étude qui l’a fixée dans la retraite ; mais on dira toute autre chose, et il ne fallait pas s’y exposer. » Cette maligne preuve de l’intérêt de madame de Croisy fut le premier signal du mal qu’on essaya de dire de vous. M. de Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos charmes et à votre bonté, reprit : « C’est une excellente personne que madame d’Albémar, mais j’ai peur qu’elle n’ait une mauvaise tête. Ces femmes d’esprit, je l’ai répété cinquante fois à ma pauvre sœur quand elle vivait, il leur arrive toujours quelque malheur ; j’en ai plusieurs exemples dans ma famille ; aussi me suis-je voué au bon sens : personne ne dit que j’ai de l’esprit, parce que je ne veux pas qu’on le dise ; et cependant quelle différence entre un homme et une femme ! Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à ceux qui en sont dupes ce qu’on appelle de l’esprit ; mais une femme, une femme ! ah ! mon Dieu, il ne lui sert qu’à faire des sottises. Quand je dis cela, ce n’est pas que je n’aime madame d’Albémar, mais je m’attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation, quant à moi m’amuse toujours beaucoup ; néanmoins il ne serait pas sage de s’attacher à elle, car je suis persuadé qu’un jour ou l’autre il lui arrivera quelques peines, et je n’ai pas envie de me trouver là pour les partager. » Madame de Tésin, dont vous connaissez la double prétention à la sagesse et à l’esprit, interrompit M. de Verneuil, et lui dit : « Ce n’est point, monsieur, l’esprit qu’il faut blâmer ; on connaît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame d’Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connaissance du monde, et d’habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent pas, de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour éviter toutes les occasions de faire dire du mal d’elles. Distinguez donc, je vous en prie, mon-