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TROISIÈME PARTIE.

mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie qui t’inspire ; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connaître, est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine, n’était-ce pas moi, précisément moi, qu’il te fallait pour ami ? Mon caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de guide à ta bonté toujours entraînée : tu te hasardes, je te défendrai ; tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l’admiration et la jalousie ; ton esprit devrait intimider, mais ta douceur et ta bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire : on verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux méchants du monde le double plaisir de jouir de tes agréments et de dénigrer tes qualités. Oh ! si j’avais été ton époux, si j’avais acquis le droit de m’enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la malignité n’aurait osé s’approcher de la trace de tes pas ! et maintenant, quoi qu’il arrivât, faudrait-il dissimuler, le faudrait-il ? Non ; j’ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de ton bonheur, c’est à moi de le conserver.

Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour la morale que le culte de l’honneur et de l’opinion publique. Crois-moi, l’honneur a sa conscience comme la religion ; et rougir à ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les remords causés par la crainte ou l’espérance d’une vie à venir. Le frein du sentiment qui me domine est le plus impétueux de tous : j’ai lu dans un poète anglais ces paroles que je ne puis jamais oublier : Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte[1].

Le repentir absout les âmes religieuses ; mais pour l’honneur, point de repentir : quelle pensée ! et combien, dès l’enfance, elle donne l’habitude de ne jamais céder à des mouvements de faiblesse, et de ne point repousser les avertissements les plus secrets, quand la délicatesse les suggère !

Si l’honneur cependant n’embrasse point toutes les parties de la morale, la sensibilité n’achève-t-elle pas ce qu’il laisse imparfait ! À quel devoir pourrait-il donc manquer l’homme qui se respecte et qui t’aime ? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir, de ne rien désirer de plus. Je n’ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que je crois bonnes en elles-mêmes ; ton empire sur moi modifiera mes défauts, mais il ne pourrait changer entièrement leur nature.

  1. Nor tears, tat wash out guilt, can wash out shame. Prior.