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DELPHINE.

Les femmes ont toutes de l’enthousiasme pour la valeur ; cette qualité, dont on ne suppose pas qu’un homme puisse manquer, n’assure point encore assez sa considération si elle n’est pas jointe à un caractère imposant. Il ne suffit pas d’une bravoure intrépide pour obtenir le degré d’estime et de respect dont une âme fière a besoin ; il n’y va pas de la mort ou de la vie dans les circonstances journalières dont se compose l’ensemble de la considération ; mais lorsque l’on a dans sa conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de l’honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l’on conserve cette réputation intacte qui fonde véritablement l’existence d’un homme en lui donnant le droit de punir par son mépris ou de récompenser par son suffrage.

Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi, j’espère au moins que ma réputation vous servira d’excuse. Vous ne voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l’opinion des hommes : je n’ai jamais besoin de leur société, vous le savez ; je veux passer ma vie à vos pieds, et c’est moi qui, plus que vous encore, chéris la solitude ; mais je me sentirais importuné par la censure de ces mêmes hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement indifférents. Pourquoi cette manière de penser vous déplairait-elle ? La même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées fait ressentir vivement la moindre offense : les vertus fortes et guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l’ancien temps, s’alliaient bien avec l’amour ; les idées religieuses ne sont pas les seules qui inspirent de l’enthousiasme ; si nos ancêtres nous ont transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les jouissances de la fierté remuent l’âme tout aussi profondément que les pieuses espérances des fidèles ; et si je ne me livre pas au bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que je te ferai respecter sur la terre, et qu’il me serait doux d’exposer mille fois ma vie pour écarter de toi l’ombre du blâme ou la plus légère peine.

Delphine, ne dis pas que mon caractère t’inquiète et t’afflige. Je ne sais si mon cœur s’est abusé, mais il m’a semblé que tu m’avais aimé pour les défauts mêmes que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui sur lequel tu te plais à te reposer ? Tes qualités adorables, ta beauté, ton esprit, excitent l’envie, et l’envie te crée des ennemis ; tu prends peu de soin de ces convenances de société qui en imposent aux esprits communs : ta grâce est dans l’abandon et le naturel ; tu parles du premier