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TROISIÈME PARTIE.

vertu, et l’amour seul m’inspire le bien comme le mal. Adieu.


LETTRE XV. — RÉPONSE DE LÉONCE À DELPHINE.
God is thy law, thou mine[1].

Ma Delphine, je ne voulais répondre à ta lettre qu’en te revoyant ; je me serais jeté à tes genoux, je t’aurais dit : N’es-tu pas la maîtresse absolue de mon âme ? fais-en, si tu veux, hommage à l’Être suprême, dispose de ce qui est à toi ; adore en mon nom la Providence, qui se manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures : moi, c’est pour toi seule que j’éprouve de l’enthousiasme ; ces pensées mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la religion, c’est vers ton image qu’elles m’entraînent ; et tu remplis entièrement pour moi ce vide du cœur, qui t’a rendu l’idée d’un Dieu si nécessaire. Cependant j’ai résolu de t’écrire avant de parler, afin de te répondre avec un peu plus de calme.

Je vais m’efforcer, non de combattre tes angéliques espérances, puissent-elles être vraies ! mais de me justifier une fois des défauts dont tu m’accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence. Hélas ! je n’ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute ma vie ; néanmoins je ne pense pas qu’il faille en accuser mon caractère : c’est la jalousie qui m’a troublé ; sans elle, tout serait promptement éclairci. Je mets de l’importance, il est vrai, à ma réputation, et je ne pourrais pas supporter la vie si je croyais mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l’honneur ; mais que peut craindre celle que j’aime de ce sentiment ? ne me donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui oseraient la calomnier ? On a dit souvent que les femmes devaient ménager l’opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes. Je ne le pense pas : notre devoir à nous, c’est de protéger ce que nous aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre vie : si nous perdions cette gloire, rien ne pourrait nous la rendre ; mais quand même une femme serait attaquée dans l’opinion, ne pourrait-elle pas se relever en prenant le nom d’un homme honorable, en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui tutélaire les hommages qu’il saurait lui ramener ?

  1. Dieu est ta loi, tu es la mienne.
    Milton.