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DELPHINE.

niquaient encore ensemble. Que serais-je devenue si j’avais pensé qu’il n’existât plus rien de lui ? Qu’aurais-je fait de mon repentir ? comment se serait-il adouci ? Comment me serais-je consolée du moindre tort s’il avait reçu le sceau de l’éternité ? Ces sentiments, ces regrets qui s’attachent aux morts, seraient-ils le seul mensonge de la nature, l’unique douleur sans objet, l’unique désir sans but ? et la plus noble faculté de l’âme, le souvenir, ne serait-elle destinée qu’à troubler nos jours, en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous aurions appelée nos amis ?

Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre ; jamais je n’invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne ; mais si tout à coup l’affreux système dont l’anéantissement est le terme s’emparait de mon âme, je ne sais quel effroi se mêlerait même à mon amour. Que signifierait la tendresse profonde que je ressens pour toi, si tes qualités enchanteresses n’étaient qu’une de ces combinaisons heureuses du hasard, que le temps amène et qu’il détruit ? Pourrions-nous, dans l’intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos réflexions serait le désespoir ? Un trouble extraordinaire obscurcit ma pensée quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans cette vie ; je sens alors que tout est prêt à me manquer ; je ne crois plus à moi ; je frémis de ne plus retrouver ce que j’aime ; il me semble que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je suis environnée ; je le vois placé sur le bord d’un abîme : chaque instant où je lui parle me parait comme le dernier, puisqu’il doit en arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à craindre, au lieu de jouir d’aimer.

Oh ! combien le sentiment se raffermit et nous élève lorsqu’on s’anime mutuellement à se confier dans l’Être suprême ! Ne résistez pas, Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il n’est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnements positifs ; mais la sensibilité nous apprend tout ce qu’il importe de savoir. Jetez un regard sur la destinée humaine : quelques moments enchanteurs de jeunesse et d’amour, et de longues années toujours descendantes, qui conduisent, de regrets en regrets et de terreurs en terreurs, jusqu’à cet état sombre et glacé qu’on appelle la mort. L’homme a surtout besoin d’espérance, et cependant son sort, dès qu’il a atteint vingt-cinq ans, n’est qu’une suite de jours dont la veille vaut encore mieux que le lende-