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TROISIÈME PARTIE.

estimait assez mon caractère pour vouloir développer ma raison, et jamais il ne m’a fait admettre aucune opinion sans l’approfondir moi-même d’après mes propres lumières. Je puis donc vous parler sur la religion que j’aime comme sur tous les sujets que mon cœur et mon esprit ont librement examinés ; et vous ne pouvez attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux impressions irréfléchies de l’enfance. Jamais, je vous le jure, depuis que mon esprit est formé, je n’ai pu voir sans répugnance et sans dédain l’insouciance et la légèreté qu’on affecte dans le monde sur les idées religieuses. Qu’elles soient l’objet de la conviction, de l’espoir ou du doute, n’importe ; l’âme se prosterne devant une chance comme devant la certitude quand il s’agit de la seule grande pensée qui plane encore sur la destinée des hommes.

J’étais pénétrée de ces sentiments, Léonce, avant de connaître l’amour ; ah ! que ne dois-je pas éprouver maintenant que cette passion profonde remplit mon cœur d’idées sans bornes et de vœux sans fin ! Je ne prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous êtes sans doute occupé ; mais dites-moi si, depuis que vous m’aimez, votre cœur ne sent rien qui lui révèle l’espérance de l’immortalité ?

Quand M. d’Albémar mourut, je croyais aux idées religieuses, mais sans avoir jamais eu le besoin d’y recourir. J’étais si jeune alors, qu’aucun sentiment de peine ne m’avait encore atteinte ; et quand on n’a point souffert, on a bien peu réfléchi ; mais, à la mort de mon bienfaiteur, je me persuadai que je n’avais point assez fait pour son bonheur, et j’en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que j’étais devenue son épouse, l’extrême différence de nos âges m’inspirait souvent des réflexions tristes sur mon sort ; je craignis de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai douloureusement dès qu’il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner l’idée du repentir qu’on éprouve quand il n’est plus possible de rien expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les torts dont on s’accuse. Cette douleur me poursuivait tellement, qu’elle aurait altéré ma raison, si l’excellente sœur de M. d’Albémar ne m’eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Je sentis enfin que mon généreux ami, témoin de mes regrets, les avait acceptés, et que son pardon avait soulagé mon cœur.

J’exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux ; chaque fois que je remplissais une de ses volontés, j’éprouvais une douce consolation qui m’assurait que nos âmes commu-