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DELPHINE.

sorte de séparation. Quand les principes rigoureux du catholicisme s’emparent d’un caractère qui n’est pas naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout, et ne laissent ni assez de loisir ni assez de connaissance du monde pour être susceptible de jalousie : je ferai donc plutôt du plaisir que de la peine à Mathilde en la laissant libre de se réunir tous les soirs avec les personnes de son opinion ; et pourvu que je ne dîne pas hors de chez elle, elle sera contente de moi.

Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval pour aller à Bellerive ; ma vie ne commencera qu’alors ; j’arriverai à sept heures, je reviendrai à minuit : quoique je pusse être censé veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous voyez avec quel soin je vais au devant de vos généreuses craintes : je ne vivrai que quatre heures, mais pendant le reste du temps j’aurai ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y arriver. O mon amie ! ne vous opposez point à ce projet, il m’enchante : j’avais commencé cette lettre dans le plus grand abattement ; en traçant notre plan de vie, j’ai senti mon cœur se ranimer ; je t’enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même la disposition des moments que je passerai sans te voir ; je suis exigeant, tyrannique ; mais je t’aime avec tant d’idolâtrie, que je ne puis jamais avoir tort avec toi.

LETTRE XII. — DELPHINE À LÉONCE.
30 décembre 1790.

Léonce, après-demain, le premier jour de l’année qui va commencer, je vous attendrai à Bellerive ; j’aime à fêter avec vous une de ces époques du temps ; elles me serviront, je l’espère, à compter les années de mon bonheur : toutes les solennités qui signalent le cours de la vie ont du charme quand on est heureux ; mais que le retour serait amer s’il ne rappelait que des regrets !

Mon ami, j’ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement à ce que vous souhaitez ; maintenant, qu’il me soit permis de vous le dire, votre lettre m’a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez pour le plus simple désir ! pensiez-vous qu’il m’en coûterait de quitter le monde ? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant de vous ? Quelle