Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
273
TROISIÈME PARTIE.

tant d’autres l’occasion de vous nommer, de s’entretenir de vous, de prononcer des paroles flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que je serai sans doute entraîné à vous redire encore !

Ô mon amie, puisque vous ne m’appartiendrez jamais entièrement, puisque ces charmes qui animent tous les regards ne seront jamais livrés à mon amour, il faut me pardonner d’être prêt à m’irriter quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j’ai blasphémé ; tu m’aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre ? Mais je ne puis jouir de mon sort au milieu du monde ; l’observation qui nous environne m’importune ; je ne suis bien que seul avec toi ; dans toute autre situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir de n’être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux ; eh bien ! j’ose te supplier de retourner à Bellerive : la saison est rude encore, mais n’est il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourrait déplaire à d’autres femmes ?

Les devoirs que tu m’imposes envers Mathilde ne me permettront pas de te voir avant sept heures du soir ; tu seras souvent seule jusqu’alors, mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui gravent plus avant toutes les impressions dans le cœur. Je demande à la femme de France qui voit à ses pieds le plus d’hommages et de succès, de s’enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de l’hiver ; mais cette femme sait aimer, cette femme quittait tout pour me fuir quand un scrupule insensé l’égarait ; ne quittera-t-elle pas tout plus volontiers pour satisfaire mon cœur avide d’amour, de solitude, d’enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde ravit à l’âme en la flétrissant ? Je déteste ces heures que consume une vie oiseuse. Depuis six mois, j’ai perdu l’habitude de l’occupation ; si tu le veux, nous donnerons quelques moments à des lectures communes ; j’aime cette douce manière de tromper, s’il est possible, les sentiments qui me dévorent. Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent presque toutes les soirées de madame de Mondoville ; elle ne m’a jamais demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez l’évêque de M., et je crois même qu’elle serait fort embarrassée de m’y mener ; elle ne se permet jamais d’aller au spectacle ; elle fait des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions appelés à voir ; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque jour plus étranger à sa société. Elle m’aime, et cependant elle ne souffre point de cette