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TROISIÈME PARTIE.

avez fait une cruelle expérience de la douleur, et cependant vous ne connaissez pas encore tout ce que le cœur peut souffrir ; vous l’apprendriez si vous aviez manqué à vos devoirs. Aussi longtemps que vous les respecterez, mon amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger.

LETTRE XI. LÉONCE — À DELPHINE.
Paris, ce 29 décembre.

Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon cœur ne devrait plus rien désirer ; il y a quinze jours que je ne croyais pas même à la possibilité de la peine, il me semblait qu’elle ne rentrerait jamais dans mon cœur : cependant je suis inquiet, presque triste ; je voulais te le cacher, mais j’ai senti que j’offenserais cette intimité parfaite qui confond nos âmes, si je laissais s’établir le moindre secret entre nous.

Je vous en conjure, Delphine, n’interprétez pas mal ce que je vais vous dire. Ce ne sont point des sentiments réprimés, quoique invincibles, qui troublent déjà mon bonheur ; ce n’est pas non plus la jalousie qui s’empare de moi ; comment pourrait-elle m’atteindre ? mon cœur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi : mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec tant d’éclat. Quand je vais chez vous, j’y rencontre sans cesse des visites, je ne suis jamais sûr d’un instant de conversation tête à tête ; plusieurs fois les importuns, pour qui vous êtes charmante, sont demeurés à causer avec vous jusqu’à l’heure où la prudence ne me permettait plus de rester.

Hier au soir, par exemple, hier j’ai passé quatre heures avec vous, et pendant ces quatre heures, qui pourrait le croire ? je n’ai éprouvé que des sentiments pénibles. Madame d’Artenas vous avait persécutée pour souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir : c’était, m’avez-vous dit, afin de prouver, par l’accueil même que vous recevriez au milieu de la meilleure société de Paris, que l’impression des bruits répandus contre vous était entièrement effacée ; car vous aussi, Delphine, vous vous, occupez de captiver l’opinion du monde, et vous y réussissez parfaitement ; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si je n’y avais pas été, je ne vous aurais pas vue de tout le jour.

J’arrivai avant vous, vous entrâtes, jamais je ne vous avais vue si belle ! cet habit noir sur lequel retombaient vos cheveux.